Nous accueillons cette semaine, sur le blog de Visibrain, Thierry Herrant, consultant et enseignant en communication publique à Sciences Po Paris, afin d’analyser le rôle de l’affaire McKinsey dans la campagne présidentielle sur Twitter.
Que s’est-il passé ? Les polémiques sont le quotidien de Twitter, réseau qu’un récent article du Monde n’hésite pas à qualifier de « huis clos politique hostile ». Si en effet les indignations et autres clashs y sont légion, leur durée de vie est souvent très brève. Alors que l’on dit souvent que sur Twitter les polémiques durent au plus trois jours, la polémique McKinsey persiste, elle, depuis plus de deux semaines.
Ce billet cherche donc à répondre à une question précise : de quelle manière l’affaire McKinsey a-t-elle fait irruption dans la campagne présidentielle ?
Retour, via les données Visibrain (du 17 mars au 4 avril) et une cartographie éloquente, sur une crise dont la flambée et la visibilité doivent aussi beaucoup à l’hyperactivisme d’une frange très contestataire de Twitter, souvent nourrie aux théories complotistes.
Affaire McKinsey sur Twitter : plus de 4 millions de messages
Timeline des tweets sur McKinsey (17 mars 00h00 - 4 avril 00h00) :
Du 17 mars au 4 avril 2022, les messages mentionnant McKinsey ont atteint 4,01 millions de tweets, volume impressionnant, avec une montée en puissance régulière, qui n’a quasiment jamais faibli. L’affaire McKinsey s’est donc bien installée dans la campagne, on peut même dire que sur Twitter, elle l’a vampirisé. L’affaire a ainsi mis en retrait la plupart des autres thématiques de cette présidentielle, qui peinaient déjà pour certaines, comme l’environnement, à émerger sur le réseau (cf. analyse précédente).
Affaire McKinsey : top des expressions les plus partagées sur Twitter
« Scandale d’État », « millions d’euros », « corruption »… Les expressions associées à l’affaire McKinsey parlent d’elles-mêmes.
Top 5 des tweets les plus partagés sur l’affaire McKinsey
La campagne pour le 1er tour de la présidentielle, avec cette affaire McKinsey, s’achève sous une énorme vague de « negative campaigning » entièrement orientée contre la personne du candidat Macron, comme en témoignent les principaux hashtags associés à cette affaire depuis son démarrage. Autre indicateur : 51% des posts sur le cabinet américain le mentionnent.
Comment expliquer l’ampleur de la polémique McKinsey sur Twitter ?
L’affaire McKinsey constitue, à bien des égards, un cas d’école de l’influence de Twitter dans l’espace public, à travers une mécanique désormais classique :
-
Un événement (ici un rapport du Sénat) contient suffisamment de potentiel d’indignation ou de controverse pour entraîner une vague de mobilisation sur Twitter
-
Pour peu que cette mobilisation perdure (notamment si elle est entretenue par l’hyperactivité de très militants/sympathisants motivés), par effet de résonance et d’imitation éditoriale (si les autres médias en parlent, il faut en parler), elle génère une médiatisation beaucoup plus forte
-
Si les médias nationaux, notamment audiovisuels, entrent dans la danse, le sujet de polémique sort de l’espace social et touche une audience beaucoup plus large. La diffusion large dans l’espace public et la médiatisation fournissent du carburant pour nourrir la polémique sur Twitter. La boucle est ainsi bouclée et le système peut s’auto-entretenir
Regardons chronologiquement comment cette séquence s’est déployée avec l’affaire McKinsey.
Le déploiement chronologique autour de l’affaire McKinsey
Affaire McKinsey : le rapport du Sénat amorce la polémique entre le 17 et le 20 mars
Une première séquence, du 17 au 20 mars, débute par la présentation des conclusions du rapport de la commission d’enquête sénatoriale « sur l’influence des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques ». C’est elle qui amorce la polémique sur Twitter. Le Président Macron se trouve déjà placé au centre de la polémique. Dans une campagne de premier tour plutôt atone, où les oppositions n’avaient trouvé que très peu de prise sur le président-candidat, cette affaire constitue, il faut bien le dire, une véritable aubaine. Les principaux messages se concentrent sur les accusations de fraude fiscale du cabinet McKinsey et le milliard d’euros de dépenses en conseil, chiffre symbolique et simple à mémoriser.
Le rapport des sénateurs donne pourtant du grain à moudre pour alimenter les débats idéologiques et politiques : recours accru aux cabinets de conseil depuis 2018, désarmement stratégique de l’Etat depuis 2007 avec la mise en œuvre de la RGPP, immixtion des méthodes de gestion du privé dans la sphère publique (New Public Management), avenir de la haute fonction publique… Autant de thèmes essentiels mais qui ne correspondent pas vraiment à la grammaire de Twitter. Trop abscons, trop peu de potentiel de buzz pour durer.
La mise à feu sur Twitter reste par conséquent assez modeste et tend même à baisser au bout de trois jours. On se dit à ce moment-là que comme la plupart des polémiques Twitter, celle-ci va s’éteindre d’elle-même. D’autant que les médias, mis à part quelques papiers sur le rapport sénatorial, n’embrayent pas. Les journalistes politiques sont en effet d’abord concentrés sur la conférence de presse programmatique du candidat Macron ce même 17 mars.
Timeline des tweets sur McKinsey (17 mars 00h00 - 21 mars 00h00) :
Affaire McKinsey : une montée en puissance qui ne doit rien au hasard entre le 21 et le 27 mars
L’affaire McKinsey va prendre une tout autre dimension les jours suivants. Le volume de tweets est près de 4 fois plus important comparé aux jours précédents (1 325 083 tweets). Pourquoi ? C’est que cette affaire entre tout particulièrement en résonance avec des représentations qui traversent depuis cinq ans la « macronie » et touchent au premier chef Emmanuel Macron. Ces représentations sont très présentes dans une partie de l’opinion, elles peuvent même parfois revêtir, dans leur version extrême, une tonalité complotiste.
Timeline des tweets sur McKinsey (21 mars 00h00 - 27 mars 00h00) :
Aux côtés des critiques de nature politique, l’affaire réveille et concentre des représentations en effet très diverses, qui ont jalonné le quinquennat : Macron président des banques, l’entre-soi d’une oligarchie au pouvoir dépensant des millions entre amis au moment où le pouvoir d’achat est en berne, le mépris de la France d’en haut envers la France d’en bas, la souveraine nationale en péril face aux cabinets anglo-saxons, des passe-droits accordés à McKinsey pour avoir aidé Macron dans sa campagne, la conviction que la gestion de la crise sanitaire, confiée à McKinsey, a permis de servir les intérêts de Big Pharma, la vision d’un État noyauté par les cabinets anglo-saxons, sous l’emprise de « La Firme », pieuvre tentaculaire (expression d’ailleurs utilisée par le rapport du Sénat) qui tire les ficelles de nos vies…
Autant dire que pour certaines de ces représentations, on est souvent très proche de la définition du complotisme : “idéologie qui consiste à justifier une situation par le fait qu’il existe des gens, tapis dans l’ombre, tirant toutes les ficelles” (Antoine Bristielle, chercheur en sciences politiques, Fondation Jean Jaurès).
En synthèse, l’affaire McKinsey, c’est un cocktail explosif mêlant arguments politiques et théories complotistes susceptibles de générer un engagement large et durable sur les réseaux sociaux. Comme le spectre des critiques est très étendu, toutes les oppositions peuvent choisir, comme elles l’entendent, leurs registres d’indignation et leurs angles d’attaque.
À partir du 21 mars, un récit va notamment monter en puissance : celui de la consanguinité entre les équipes au pouvoir et le monde opaque du consulting. La proximité culturelle et idéologique, qui constitue un sujet d’abord politique, devient pour certains de la collusion, voire pour d’autres de la concussion.
Deux des articles de presse les plus partagés en témoignent : un article de Marianne et un article du Monde, en date du 5 février 2021, mais exhumé car résonant tout particulièrement dans le contexte. Son titre est éloquent : « De la création d’En Marche à la campagne de vaccination, McKinsey dans les pas de Macron ». En faisant aussi la jonction entre McKinsey et la vaccination, l’article participe aussi à faire entrer en jeu une frange très protestataire de la twittosphère.
La cartographie des messages est assez parlante : Emmanuel Macron figure au centre de toutes les mentions. Quasiment toutes les oppositions sont sur la brèche et tout particulièrement celles qui détiennent des communautés numériques organisées, à savoir La France Insoumise et une partie de l’extrême-droite : Reconquête et Les Patriotes, qui constituent des communautés très engagées et hyper-actives sur Twitter. La droite autour de Valérie Pécresse également, mais dans une moindre mesure. On constate aussi qu’il n’existe aucune stratégie de riposte puissante et structurée venant de LREM. Sur le front de la riposte numérique, le candidat Macron est bien seul. Pas certain que le conseil de Joe Biden, « Eteindre Twitter », soit si pertinent pour la présidentielle française.
La zone en vert, prépondérante dans cette cartographie, mérite qu’on s’y arrête. On observe une très forte mobilisation de la communauté liée à Florian Philippot durant cette période (plus de 76 000 messages le mentionnent entre le 21 et le 27 mars), avec une très forte activité les 22 et 23 mars pour faire monter #McKinseyGate en trending topics et lui donner de la visibilité (près de 30 000 messages). Cette sphère comprend des Patriotes, mais aussi des comptes qui semblent réfractaires aux mesures Covid… Une galaxie hétéroclite, mais plutôt connue pour être sensible aux thèses complotistes.
Sélection de tweets les plus partagés de Florian Philippot sur McKinsey
Faites monter #McKinseyGate : ce sujet doit être au cœur des débats !
— Florian Philippot (@f_philippot) March 22, 2022
Il y a de quoi faire sauter 5 fois la Macronie avec, alors ne nous gênons pas !
Si on expliquait à une heure de grande écoute et en profondeur les dossiers Alstom et McKinsey aux Français, Macron ne serait même pas en mesure d’être candidat à sa propre succession !
— Florian Philippot (@f_philippot) March 22, 2022
Incroyable ! Même BFM ce matin évoque l’affaire McKinsey qui « parasite la campagne de Macron » ! Superbe victoire !
— Florian Philippot (@f_philippot) March 29, 2022
➡️ Faisons grossir le parasite ! Qu’il finisse par dévorer Macron !
On fait monter #McKinseyMacronGate !
Le hashtag #McKinseyGate, dont on perçoit les premières apparitions en février dans la sphère antivax, était jusqu’ici resté confidentiel. À partir du 21 mars, il devient viral, poussé par ce qui s’apparente nettement à une stratégie d’astroturfing (pratique consistant à faire croire qu’un phénomène en ligne est spontané, alors qu’il est le résultat d’actions d’un petit groupe).
Timeline des tweets sur le hashtag #McKinseyGate (17 mars 00h00 - 4 avril 00h00) :
Le 25 mars, le Sénat saisit la justice pour une suspicion de faux témoignage d’un dirigeant McKinsey devant la commission d’enquête, à propos de la déclaration fiscale du groupe sur le sol français. La polémique est dès lors définitivement installée et le volume de messages se stabilise à des niveaux élevés à partir du 26 mars.
Timeline des tweets sur McKinsey (26 mars - 30 mars) :
La couverture en termes de liens vers des contenus (médias, blogs, sites de campagne…) ne cesse elle aussi de s’accroître, passant de 706 entre le 17 et le 20 mars à 2 361 après le 26 mars.
L’affaire McKinsey s’étend au-delà de Twitter
Dernier moment de la séquence : l’élargissement de l’audience au-delà des internautes. A partir du 28 mars, l’affaire vit d’elle-même. Elle n’est plus cantonnée à Twitter mais elle a franchi le mur du son et pénétré dans plusieurs médias télévisuels nationaux : Le 20h de France 2 le 28 mars, l’émission « C dans l’air » – référente sur les sujets politiques et de société - le 29 mars, sans parler de la colère rentrée du Président Macron lors de l’émission « Dimanche Politique » le 27 mars sur France 3.
Le 30 mars à 19h, afin de désamorcer la polémique, les ministres Olivier Dussopt et Amélie de Montchalin tiennent une conférence de presse. Depuis, on observe que l’affaire #McKinsey a perdu de son intensité en trois jours. Sans doute davantage par l’absence de rebondissement et de “feuilletonnage” possible que par l’effet direct de la conférence de presse. À noter, au sein de cette décrue, un pic samedi après-midi associé au meeting #MacronArena. Le signe que cette polémique demeure toujours présente en toile de fond. À suivre…