Nous retrouvons cette semaine, sur le blog de Visibrain, Thierry Herrant, consultant et enseignant en communication publique à Sciences Po Paris, pour un décryptage des réactions Twitter face à la montée en puissance du sujet sobriété.
« Sobriété », un concept-valise aux interprétations diverses sur Twitter
Depuis que le mot a été prononcé par le chef de l’État le 14 juillet dernier, le mot sobriété semble omniprésent dans le débat public. Dans un contexte de crise énergétique mondiale et de mobilisation collective contre l’urgence climatique, le mot possède, il est vrai, bien des vertus : il est moins rugueux que les termes d’austérité ou de rigueur, il fait appel à la raison et au sens de la mesure, il peut être facilement associé à une promesse de bien-être.
Il est donc aussi assez flou pour pouvoir être convoqué par tous les bords politiques, avec des significations parfois diamétralement opposées et des tonalités variées, alarmistes ou positives. Même dans une définition très ramassée, « Une situation dans laquelle des ressources limitées sont mises au service de besoins raisonnés » (Eloi Laurent), la sobriété demeure un concept-valise, ce qui constitue sans doute un premier élément d’explication de son utilisation élargie.
La sobriété, "c'est l'exact opposé de la définition donnée par ce gouvernement. Ma sobriété, c'est de dire comment on satisfait les besoins vitaux de tout le monde en faisant l'économie des besoins superflus", dit la militante écologiste @CamilleEtienne_#le7930inter #sobriété pic.twitter.com/7hrGreGXnQ
— France Inter (@franceinter) September 21, 2022
Sur un réseau comme Twitter, très friand des sujets politiques et sociétaux, comment la sobriété est-elle appréhendée ? Peut-on parler de sobriété avec modération ? Comment se positionnent les acteurs politiques ? Depuis le mois d’août, avec Visibrain, nous effectuons une veille au long cours pour ce mot-clé, qui permet d’ores et déjà de dégager quelques enseignements intéressants.
Enseignements n°1 : la sobriété, une tendance qui reste faible, mais qui monte doucement en puissance sur Twitter
Si le terme sobriété semble parfois occuper tout l’espace médiatico-politique, ce n’est pas le cas sur Twitter.
Environ 150 000 messages en septembre le mentionnant, c’est relativement peu en termes de volumétrie, même si l’on voit une montée en puissance depuis la mi-septembre, notamment avec l’annonce du plan de sobriété du gouvernement.
L’actualité très dense des dernières semaines a souvent relégué le sujet au second plan : une présence continue donc, mais à bas bruit.
Enseignement n°2 : la sobriété sur Twitter, une approche forcément conflictuelle
Twitter, comme les chaînes d’information en continu, sont des médias polarisants par nature. Leur format l’impose : ce sont des formats courts, laissant peu de place pour la nuance et le développement de la pensée longue et complexe. La tonalité doit être d’autre part plutôt tranchée, voire caricaturale pour susciter de l’engagement.
Il n’est donc guère étonnant que la sobriété émerge d’abord à partir de sujets antagoniques : les jets privés des ultra riches, les voyages en jet du PSG, l’empreinte carbone du chef de l’Etat et plus largement du personnel politique, les riches pollueurs vs les étudiants démunis, l’aberration écologique de la coupe du monde au Qatar, les petits gestes de l’Exécutif perçus ou non comme des coups de « com », l’incurie supposée de l’Etat dans sa gestion du nucléaire et la perte de souveraineté énergétique, comme en témoigne le nuage des expressions les plus partagées pour parler de sobriété :
Tweets les plus partagés sur la sobriété :
À l’inverse, la sobriété sur Twitter ne ressort pas sous l’angle des bénéfices et des gains associés à des changements de comportement : les items économies, santé, climat… peinent à émerger. Moins de mille messages mentionnent les expressions « économies » ou « petits gestes ».
Twitter n’est certes pas l’espace le plus indiqué, mais les récits positifs et mobilisateurs à partager ne sont pas légion.
Enseignement n°3 : les polémiques autour de la sobriété reflètent largement la carte politique et idéologique du pays
La sobriété ne crée pas de consensus. Elle traduit même les affrontements politiques qui traversent aujourd’hui le pays, comme l’illustre la cartographie ci-dessous.
Sobriété : cartographie des communautés d’influence prenant la parole sur Twitter
Zone bleue de la cartographie : les souverainistes pro-nucléaire
Ce sont ceux qui contestent l’action du gouvernement et particulièrement les décisions d’Emmanuel Macron, ils l’ont fait pour la crise sanitaire et prolongent cette contestation pour la crise énergétique. On retrouve ici une mouvance omniprésente, celle des Patriotes.
On trouve aussi des défenseurs acharnés du nucléaire comme composante essentielle de la souveraineté de la France. Pour ceux-là, la gestion du nucléaire par l’Exécutif a entraîné les Français dans cette crise et va conduire à des mesures liberticides. Même rhétorique que pour la crise du Covid portée par une sphère à la fois pro-russe et opposée à la sobriété énergétique, anti-Macron et volontiers complotiste.
Cette mouvance, résolument anti-Macron, dénonce aussi le manque d’exemplarité du Président de la République.
Macron ferme des lits d'hôpitaux, puis des centrales nucléaires, puis impose le confinement, y compris des restaurants, puis la sobriété énergétique... Ce type est en mission pour détruire la France, il n'y a plus aucun doute.
— Jean Robin (@JeanRobinMedia) September 6, 2022
#Macron menace les Français : « Si la responsabilité collective n’est pas au rendez-vous alors on ira vers des mesures de #rationnements et de #sobriété contrainte ».
— Léna (@cetondada) September 5, 2022
Qui a fermé Fessenheim ?
Qui a décidé des sanctions contre la Russie ?
Les français ? Certainement pas ! pic.twitter.com/B6Ct2feweI
Zone orange de la cartographie : les activistes écologiques
On retrouve ici des communautés positionnées à gauche de l’échiquier politique, où dominent des militants et activistes écologiques. Les messages partagés pointent principalement la dissonance entre les comportements aberrants des privilégiés et les efforts demandés à la population, ainsi que la transition écologique et la lutte contre les inégalités. On dénonce la vision « court-termiste » du gouvernement.
Ils étaient exploitants agricoles depuis 53 ans et doivent partir pour laisser place à un immense projet de complexe de golfe (prévoyant un héliport) qui doit recouvrir 140 hectares... dans l'Aude, durement frappé par la sécheresse. La sobriété, pour qui ? https://t.co/loJNv2bqrz
— Sophie Chapelle (@Sophie_Chapelle) September 22, 2022
Plan #Sobriété
— Maxime Combes (@MaximCombes) October 6, 2022
❌interdire les jets privés : NON
❌ne plus subventionner le #kérosène : NON
❌décupler le financement de l'isolation des logements : NON
❌relancer toutes les petites lignes ferroviaires : NON
❌stopper les productions agricoles et industrielles nocives : NON
Zone verte de la cartographie : les institutionnels et les pro-gouvernement
Cet ensemble de comptes relaie les messages portés par les personnalités de l’Exécutif en première ligne sur le sujet : Elisabeth Borne, Bruno Le Maire, Clément Beaune, Agnès Pannier-Runacher.
On notera que le ministre de l’Écologie Christophe Béchu se situe davantage en retrait, ce qui confirme de fait que la sobriété portée par le gouvernement est largement adossée à une logique d’économies d’énergie pour passer l’hiver plutôt qu’à une vision de long terme autour de la transition écologique.
Un point de convergence : les représentants du gouvernement (zone verte) et les activistes écologiques (zone orange) se sont largement appuyés sur les médias classiques, notamment la radio pour porter leurs messages. `
🎙 « Le covoiturage est un usage écologique et économique. Si pendant tous vos trajets de plus de 30 km vous covoiturez, vous pouvez économiser jusqu'à 2000 € par an. » #8h30franceinfo pic.twitter.com/UTABcCwcMw
— Clement Beaune (@CBeaune) September 23, 2022
Plus généralement, les médias jouent un rôle important dans le partage des contenus associés à la sobriété : la production éditoriale traitant de la sobriété monte doucement en puissance depuis la rentrée (plus de 3 700 contenus depuis 30 jours), avec des angles de traitement variés reflétant la polysémie du terme, de la pédagogie des « petits gestes » aux enjeux de long terme associés à la transition écologique.
Sobriété énergétique : trois grands thèmes à surveiller
Twitter se définit, on l’a dit, d’abord comme un espace conflictuel. Cette caractéristique est souvent présentée comme un défaut, elle peut pourtant être opportunément utilisée comme un miroir grossissant qui livre des « insights citoyens » et des angles de perception très utiles aux décideurs publics et privés : croyances répandues dans l’opinion publique, représentations négatives ou positives, idées reçues voire fausses.
En regroupant ces différents éléments, on peut dire que trois grands thèmes à surveiller se dégagent sur le thème de la sobriété :
Thème n°1 : passer l’hiver ou changer d’ère, deux acceptions concurrentes de la sobriété à réconcilier
Deux acceptions de la sobriété peuvent devenir antagoniques et clivantes, tout particulièrement dans le champ politique.
Première acception : on considère la sobriété comme une réponse de rationnement et de gestion de la pénurie face à la raréfaction des matières premières dues à la guerre en Ukraine, aux problèmes du nucléaire. Ici, c’est la logique des gestes et comportements individuels qui prévaut. À court terme, la sobriété sert d’abord à passer l’hiver parce qu’on manque d’électricité et de gaz. C’est l’objectif de la campagne d’incitation aux économies d’énergie lancée par le gouvernement le 10 octobre dernier.
Seconde acception : on considère la sobriété comme une transformation profonde de nos modes de vie, voire comme un changement de philosophie de vie. Il ne s’agit plus de petits gestes, mais une transformation sociétale. La dimension collective est prépondérante avec les politiques publiques associées pour accompagner la modification des comportements et réussir la transition. C’est un axe plutôt porté par la gauche et les activistes écologistes.
Pour l’Exécutif, il y a donc un enjeu à articuler ces deux acceptions de la sobriété, afin de souligner qu’il est au rendez-vous des grandes transformations. C’est ce qu’il n’a pas manqué de rappeler lors de l’annonce du Plan sobriété, en affirmant que les mesures annoncées pour passer l’hiver constituait une première marche vers une transition de plus grande ampleur.
Thème n°2 : l’exigence d’exemplarité
La sobriété ne va pas de soi : réduire son empreinte carbone passe souvent par moins de confort et plus de contraintes. À court terme, les coûts de la décarbonation sont individualisés et les bénéfices socialisés (ils profitent d’abord à la collectivité), ce qui n’incite guère chacun à bouger. Dans ce contexte, la question de l’exemplarité devient centrale. Personne ne peut s’affranchir de l’effort à fournir, sous peine d’encourager les autres à ne pas bouger.
L’appel à la sobriété réveille un thème qui traverse l’opinion française depuis quelques années : la défiance de « la France des humbles » envers ceux qui nous gouvernent.
Le message que fait ressortir Twitter est clair : ceux qui bénéficient de passe-droits doivent balayer devant leur porte. Sur Twitter, la chasse aux aberrations écologiques est clairement ouverte.
Le sujet de l’exemplarité est donc majeur dans les partages et la production de messages sur Twitter, ce qui explique aussi assez largement la posture des personnalités politiques en septembre, s’attachant à donner l’exemple : le col roulé de Bruno Le Maire, la doudoune d’Elizabeth Borne, le sèche-linge de Gilles Le Gendre… Ce sont les articles les plus partagés au mois de septembre sur ce thème :
Thème n°3 : l’incontournable besoin de justice sociale
Adossée à la sobriété, la thématique de la justice sociale et de la lutte contre les inégalités constitue l’une des principales sources de mobilisation sur Twitter.
Lutte contre les inégalités et climat sont de fait étroitement liées pour une raison simple : les riches émettent beaucoup plus de CO2 que les pauvres. Que l’on parle des 1% ou des 10% les plus riches vs les ménages les plus modestes, que l’on compare les pays les plus riches et les plus pauvres, le constat est identique et appelle à un effort plus important des plus aisés.
Comme le rappelle Martin Legros dans Philosophie Magazine (octobre 2022) : « Les peuples sont à cran sur cet enjeu. Ils n’accepteront la sobriété que si elle associe la nouvelle éthique de la consommation à un idéal de justice redistribuant les cartes du contrat social ». Sujet éminemment inflammable donc, surtout quand on connaît la sensibilité de la poudrière Twitter sur le thème des inégalités.
A Paris, les plus riches consomment en moyenne 3, 4 voire 5 fois plus de gaz, d'électricité et de chauffage que les moins riches.
— Maxime Combes (@MaximCombes) October 1, 2022
Sans réduction des inégalités, la sobriété est une austérité pour les plus pauvres.
carte @__Apur__ pic.twitter.com/yHHexTgGcC