Nous accueillons cette semaine, sur le blog de Visibrain, Thierry Herrant, consultant et enseignant en communication publique à Sciences Po Paris, afin de mesurer l’ampleur numérique des grandes thématiques de la campagne présidentielle en janvier 2022.
Sous la Vème République, c’est à chaque fois le cas : la campagne présidentielle ne démarre réellement que quelques mois, voire quelques semaines, avant le premier tour. Le temps notamment que les publics les plus éloignés de la politique entrent, même distraitement, dans la campagne. S’agissant de cette présidentielle 2022, les politistes s’accordent pour dire que la bataille pour l’Elysée n’a réellement débuté qu’en janvier.
Nous nous sommes donc concentrés ici sur une dimension particulière de l’élection : la thématique de campagne. Car comme le rappelle un vieil adage de la conquête présidentielle : « Celui qui sait imposer ses thèmes prend une longueur d’avance dans la course à la présidence ». Ce fut le cas en 2002 avec l’insécurité, en 2007 avec le travail (et l’insécurité une fois encore), en 2012 autour de thématiques plus économiques (compétitivité, dette…). Un thème d’actualité peut faire intrusion dans le débat politique - rappelons-nous l’affaire « Papy Voise » en 2002 - et changer la donne, mais vingt ans plus tard, la capacité à imposer ses thèmes est aussi, pour un candidat, un sujet de mobilisation de ses ressources numériques.
À ce stade de la campagne 2022, où en sommes-nous concernant les thématiques associées à cette campagne ?
À partir du baromètre Visibrain regroupant les comptes Twitter des candidats (regroupés sous le topic « Présidentielle2022 ») et en nous appuyant sur un découpage récent retenu par l’institut Ipsos (1) nous avons identifié trois grandes thématiques, en leur associant des mots-clés, qui correspondent aujourd’hui à des préoccupations fortes des Français : la crise sociale (pouvoir d’achat, inflation… autrement dit ce qui concerne les conditions de vie), la crise identitaire (sécurité, immigration…), la crise environnementale (climat, énergie…). Nous pouvons ainsi observer sur Twitter le poids respectif de chacun, voir comment les candidats se positionnent sur ces thèmes ou comment on les y associe, identifier quelle thématique émerge (ou pas), appréhender les dynamiques de mobilisation militante qui s’exercent sur le réseau.
Présidentielle 2022 sur les réseaux sociaux : cinq grands enseignements se dégagent
Twitter vs. les enquêtes d’opinion : quel poids pour les thèmes sociaux, identitaires et environnementaux ?
Le poids relatif des trois thèmes est très différent selon que l’on observe Twitter ou les enquêtes d’opinion.
La comparaison avec l’étude Ipsos à partir d’un terrain réalisé à la mi-janvier 2022 est de ce point de vue édifiante. Selon cette étude, c’est le pouvoir d’achat qui arrive en tête des principales préoccupations, pour 51% Français interrogés. « La domination du pouvoir d’achat est claire parce qu’elle concerne toutes les catégories sociales… Le système de santé (32%) et l’environnement (30%) arrivent en deuxième et troisième place » Mathieu Gallard, directeur d’études pour Ipsos.
Sur Twitter, la crise identitaire est proportionnellement beaucoup plus présente tandis que la thématique environnementale se situe beaucoup plus en retrait (cf. comparaison des graphiques ci-dessous). Cette sur-représentation de la thématique identitaire est encore plus marquée les deux dernières semaines de janvier, puisqu’elle arrive largement en tête des trois thématiques : 42% du total du 20 au 27/01, 46% entre le 27 et le 3 février, soit une différence de 21 points avec l’étude Ipsos. Notre enseignement n°2 fournit une interprétation à cette sur-représentation identitaire sur Twitter.
Poids des 3 thématiques selon l’étude Ipsos :
Poids respectif des 3 thèmes sur Twitter du 3 janvier au 3 février 2022 :
Comparaison entre la semaine du 20 au 27 janvier et la semaine du 27 janvier au 3 février :
Militants de droite vs. militants de gauche : quel camp se structure le mieux sur les réseaux sociaux ?
Twitter est plus que jamais l’espace de la mobilisation partisane. Et la présidentielle 2022 s’inscrit dans un contexte où la « droitosphère » est beaucoup plus structurée et puissante que la « gauchosphère ».
Ceci explique cela : une droitosphère plus active et puissante permet de pousser plus fortement les thèmes identitaires, ce qui accroît leur poids et leur visibilité sur Twitter. Et pour préciser, il faut souligner que c’est surtout l’hyper-activisme numérique du candidat Zemmour qui crée cette dynamique : hashtags présents sur tous les thèmes liés aux sujets identitaires et parfois sociaux (souvent sur un registre polémique : ex. la scolarisation des enfants handicapés) mais très rarement environnementaux, nombreux comptes retweetant les contenus du candidat plusieurs centaines de fois en quelques heures, une communauté militante organisée et compacte – alimentée par une équipe numérique particulièrement active - qui propulse souvent les « topics » du candidat en TT.
Ci-dessous, l’omniprésence des hashtags associés à Éric Zemmour au mois de janvier, tout particulièrement sur la thématique identitaire (nuage de hashtags n°2) :
Prenons l’exemple de la semaine du 13 au 20 janvier.
Analyse sémantique autour de la crise sociale - sujet présidentielle :
À l’omniprésence du candidat Zemmour sur la crise identitaire vient s’ajouter une incursion forte dans les thématiques sociales/sociétales via une polémique sur la scolarisation des enfants handicapés. Le nombre de messages relatifs à la thématique sociale explose cette semaine-là, (438 000 messages), soit 54% de l’ensemble des trois thématiques. Preuve ainsi que c’est moins la nature du thème qui importe – les sujets sociaux et environnementaux vs les sujets identitaires, souvent inflammables - que la manière de les « angler » pour capter l’attention.
Twitter ne fait pas l’opinion mais peut y contribuer
Si les mobilisations militantes sur Twitter ne sont pas forcément représentatives de l’état de l’opinion, loin s’en faut, leur intensité peut néanmoins exercer une forte influence sur le débat public et les électeurs, au moins pour deux raisons : d’une part, la présence massive des journalistes sur Twitter peut conduire à des biais en matière d’ « éditorialisation » des médias : couverture rédactionnelle des polémiques, biais d’évaluation des rapports de force politiques, visibilité médiatique pour le candidat qui semble créer une dynamique virale, même si celle-ci est largement artificielle… L’audience touchée devient ainsi bien plus large.
D’autre part, les « électeurs-cibles » – ceux au-delà du premier cercle de militants et de sympathisants - recouvrent plus ou moins bien, selon les candidats, les audiences présentes sur les réseaux sociaux. Le potentiel d’influence est ainsi beaucoup plus élevé pour Éric Zemmour ou Jean-Luc Mélenchon (ex. : recherche d’audiences plus jeunes et populaires très présentes sur les réseaux) que pour Valérie Pécresse, dont l’électorat est plus âgé et moins rompu aux codes des réseaux sociaux. La possibilité pour les premiers de créer des « a priori positifs » auprès de publics éloignés de la politique, à partir de contenus émotionnels ou clivants, est donc bien plus forte que pour la candidate LR.
L’environnement, le parent pauvre de la campagne sur les réseaux sociaux
Aucun thème ne s’est installé dans la campagne au mois de janvier, et la thématique environnement ne parvient pas à émerger.
Selon Jérome Jaffré, politologue, dans le Figaro début février : « La campagne n’a pour l’instant fait émerger aucun débat de fond sur les orientations du pays dans les cinq prochaines années, ce qui est sa fonction première. » C’est effectivement ce que l’on observe sur Twitter, où l’on ne voit pas de thèmes particuliers s’imposer dans la durée et dans le débat. La campagne vit plutôt actuellement au rythme des polémiques éphémères qui s’enflamment 48 heures puis disparaissent (comme celle ci-dessous sur le handicap à l’école). Ce constat peut, de fait, constituer aussi un choix tactique pour les candidats : ne pas chercher à imposer un thème, mais mobiliser et rythmer la campagne à partir de polémiques ponctuelles mais successives.
Timeline des tweets associant la présidentielle et la polémique sur le handicap à l’école :
Ce qui frappe le plus pour ce mois de janvier, c’est la sous-représentation de la thématique environnementale sur Twitter, comparativement à sa place dans les préoccupations des Français (3ème rang selon Ipsos). Clairement, la mobilisation militante à gauche de l’échiquier politique – notamment côté écologistes - peine à créer une dynamique numérique en faveur d’un thème qui constitue pourtant son terrain de jeu naturel. On observe pourtant un réel intérêt pour ces sujets : dans les médias, les articles liés à l’environnement figurent parmi les plus relayés sur Twitter durant le mois de janvier.
Présidentielle 2022 : quels candidats se démarquent sur les réseaux sociaux ?
Dans le détail, peu de candidats tirent leur épingle du jeu, à l’exception d’Éric Zemmour, de Jean-Luc Mélenchon et, dans une moindre mesure, de Fabien Roussel.
Au-delà d’Éric Zemmour, dont on a noté l’omniprésence numérique (à l’exemple du tweet ci-dessous qui, de tous les candidats, est celui qui a généré le plus d’engagement en janvier), il faut souligner que peu de postulants à la présidence parviennent à émerger.
Pendant 5 ans, Emmanuel Macron a soigneusement refusé d'« emmerder » les racailles, les gangs, les apprentis-djihadistes, les immigrés hors-la-loi, les antifas et les idéologues qui lavent les cerveaux de nos enfants. Lâche avec les forts, cruel avec les faibles.
— Eric Zemmour (@ZemmourEric) January 5, 2022
Cela vaut du côté droit, pour Marine Le Pen ou Valérie Pécresse, mais aussi du côté gauche où la profusion des candidats n’aide pas à émerger, et ce en dépit du fait que le hashtag #Jadot2022 arrive en tête de la thématique environnement. Seuls Jean-Luc Mélenchon et Fabien Roussel font exception, avec des tactiques diamétralement opposées. Les communautés de soutien de Jean-Luc Mélenchon sont constituées de longue date, ce qui lui garantit une chambre d’écho favorable. On notera en particulier une très forte présence sur la thématique environnementale, avec de nombreux hashtags dédiés, moins sur la thématique sociale et pas du tout sur la thématique identitaire.
Fabien Roussel a choisi d’adopter la tactique inverse. Ne possédant pas un réseau aussi structuré que LFI, le candidat communiste a su réalisé des « coups » viraux et médiatiques, à travers des tweets qui ont suscité des débats et de nombreuses reprises médias (sur le nucléaire et l’alimentation des classes populaires). Cette percée numérique n’est sans doute pas pour rien dans sa bonne dynamique actuelle.
Nombreuses sont les critiques sur la soi-disant « intermittence » de l’énergie nucléaire.
— Fabien Roussel (@Fabien_Roussel) January 21, 2022
Pour rappel, la seule énergie intermittente, c’est l’énergie renouvelable.
La démonstration en trois graphiques. pic.twitter.com/S2bmv9oeqA
La polémique dont j'ai fait l’objet montre qu'une partie de la gauche et des écologistes est coupée des Français.
— Fabien Roussel (@Fabien_Roussel) January 17, 2022
5 millions vont à l’aide alimentaire, 3 sont en précarité énergétique, mais il faudrait interdire la viande et les centrales nucléaires. Ils sont coupés du peuple !
Je suis le seul à gauche à dire qu'il faut investir dans le nucléaire, et le renouvelable. Je l'assume.
— Fabien Roussel (@Fabien_Roussel) February 2, 2022
On n'ouvrira pas d'usine sans cette électricité stable. On ne réduira pas le prix de l'électricité sans le nucléaire.
Il en va de notre indépendance énergétique.
Le mois de janvier a consacré sans doute la réelle entrée en campagne avec un rapport de force très en faveur de la droite radicale sur Twitter. Si le paysage numérique semble plutôt bien installé, l’entrée en lice du principal protagoniste de cette élection – Emmanuel Macron – pourrait faire bouger les lignes assez profondément. Reste à savoir quand.