Le distributeur d’équipement sportif connaît une crise sans précédent en France. Au départ silencieuse, la crise s’est très rapidement cristallisée autour des valeurs religieuses incarnées par le hijab de sport. Tout est parti d’un article publié en ligne qui raconte, uniquement dans les faits, que Decathlon prône l’égalité en déclinant une de ses cagoules de running, de la marque Kalenji, en version hijab. À ce moment précis, aucune attaque n’est formulée envers la marque.
Puis au fur et à mesure que l’article se viralise, plusieurs internautes vont venir dénigrer la marque, car selon eux c’est un signe de “soumission à l’islam”, en reprenant des propos publiés en ligne sur cette affaire.
Cette crise, issue d’un fait réel et au départ anodin (la marque revendique “le sport pour tous” et décline une cagoule de running en version Hijab) s’est propagée sur les médias sociaux à vitesse grand V et ce de manière massive. La colère des internautes a rapidement dépassé les frontières digitales pour s’exprimer dans la vie réelle, puisque, comme la marque l’indique dans un tweet, ses employés ont subi de multiples insultes et violences physiques.
Visibrain, propose de décrypter ce cas d’école pour comprendre les mécanismes de propagation d’une crise, son traitement par les réseaux sociaux et les médias et surtout ses conséquences sur la réputation d’une organisation.
La propagation de la crise Decathlon sur les réseaux sociaux
Plus d’un demi million de messages publiés par 179 183 internautes sur la crise Decathlon
Phase 1 : l’élément déclencheur de la crise Decathlon
Tout est parti de cet article, expliquant que “Decathlon s’adresse aux femmes musulmanes”, en sortant un hijab de running.
En analysant la courbe de viralité de l’article, on se rend rapidement compte qu’il ne buzz pas énormément comparé à d’autres articles de presse en ligne (cf. phase 2). L’article a été partagé moins de 350 fois sur Twitter et 3 645 fois sur Facebook, depuis sa publication le 21 février, pour atteindre son apogée le 25 février à 20h :
Au départ, les tweets publiés suite à l’article de Al-kanz.org sont neutres. Rien d’alarmant pour le moment.
Hijab de sport : Decathlon s’adresse aux femmes musulmanes https://t.co/3EqwGgxS26
— Ad Linou 🌟🌟🇫🇷 (@adlinou13) February 21, 2019
[Scoop, exclu toussa et analyse]@Decathlon s’adresse aux femmes musulmanes en lançant sous sa propre marque de distributeur @Kalenji un #hijab de sport https://t.co/m5vBpwBwBz pic.twitter.com/a0dLKA4e51
— Al Kanz (@Alkanz) February 21, 2019
Hijab de sport : Decathlon s’adresse aux femmes musulmanes https://t.co/aEr7iIxcZL
— 🇫🇷Salat Bernard🌅🤝📐 (@bernardsala) February 21, 2019
Phase 2 : identification des communautés influentes impliquées dans la crise Decathlon
La sphère politique propulse la crise Decathlon sur les réseaux sociaux
Ce n’est que trois jours après la publication de l’article, soit le 24 février, que la polémique se construit sur les réseaux sociaux. Un porte-parole du parti les Républicains publie un tweet qui va remettre en cause les valeurs de Decathlon :
Décathlon se soumet également à #islamisme qui ne tolère les femmes que la tête couverte d'un hijab pour affirmer leur appartenance à la oumma et leur soumission aux hommes#Décathlon renie donc les valeurs de notre civilisation sur l'autel du marché et du marketing communautaire pic.twitter.com/3AFRAXmPCt
— Lydia Guirous (@LydiaGuirous) February 24, 2019
Par la suite, plusieurs politiques vont commenter l’affaire, dont la Présidente du Rassemblement National, Marine Le Pen :
#Décathlon : À FOND L’ISLAMISME ! 😡 MLP pic.twitter.com/jeyYgSMbN2
— Marine Le Pen (@MLP_officiel) February 26, 2019
🖥 J'ai deux filles et je n'ai pas envie qu'elles vivent dans un pays où la place des femmes dans la société régresse comme en Arabie Saoudite. J'appelle au boycott de la marque #Decathlon qui commercialise ce type de vêtements !
— N. Dupont-Aignan (@dupontaignan) February 26, 2019
#4V @France2tv
Le sport émancipe. Il ne soumet pas. Mon choix de femme et de citoyenne sera de ne plus faire confiance à une marque qui rompt avec nos valeurs.
— Aurore Bergé (@auroreberge) February 26, 2019
Ceux qui tolèrent les femmes dans l'espace public uniquement quand elles se cachent ne sont pas des amoureux de la liberté.#Decathlon
Après la vente de « hijabs de running », Décathlon vous présente ci-dessous un modèle de « running chrétien » qu’il compte commercialiser bientôt.
— Jean MESSIHA (@JeanMessiha) February 25, 2019
Sympa non ? pic.twitter.com/IasaRljfqN
Communiqué de presse de @LydiaGuirous :
— les Républicains (@lesRepublicains) February 25, 2019
Le groupe #Décathlon se lance dans « la mode islamique ». Je regrette que des entreprises françaises promeuvent l'idéologie multiculturaliste et sacrifient nos valeurs sur l'autel de considérations mercantiles.https://t.co/cOBiGwr42C
Détectez les influenceurs et les communautés à risque qui s’expriment sur vos sujets !
Les médias diffusent largement l’affaire
Le lendemain, lundi 25 février 2019, les médias traditionnels reprennent la polémique, ce qui vient acter le phénomène de crise. Le buzz peut à ce moment précis être qualifié de crise. L’information s’est propagée d’une communauté à une autre.
Phase 3 : en ligne les échelles de temps sont minuscules
La réponse de Decathlon face à la crise : le temps de réponse aurait pu être plus court mais l’impact a été fort
24 heures après les faits, Decathlon prend la parole sur Twitter pour faire taire la polémique. C’est en répondant en premier au tweet de Lydia Guirous que la marque prend position et assume son choix (jusqu’à finalement céder et retirer l’article Hijab de la vente).
Bonjour,
— Decathlon (@Decathlon) February 25, 2019
Rassurez-vous, nous ne renions aucune de nos valeurs. Nous avons toujours tout fait pour rendre la pratique du sport plus accessible, partout dans le monde. Ce hijab était un besoin de certaines pratiquantes de course à pied, et nous répondons donc à ce besoin sportif.
Ce laps de temps peut sembler relativement court. Or sur les réseaux sociaux l’information transite à vitesse grand V. En étant alerté dès les premiers signaux faibles, Decathlon aurait pu répondre plus rapidement sur son choix de commercialiser cet article de sport en expliquant son positionnement.
Faire taire une polémique est quasi-impossible sur les réseaux sociaux, mais il est possible de mieux la canaliser en stoppant la propagation de la crise entre les différentes sphères qui commentent la polémique (ici passage de la sphère politique à la sphère médiatique en seulement quelques heures).
De la même manière Decathlon va répondre à quelques internautes afin de rétablir la vérité et d’expliquer ce choix de commercialiser un hijab de course, afin de “rendre le sport accessible pour tous” :
Bonsoir,
— Decathlon (@Decathlon) February 25, 2019
Afin que vos followers puissent avoir l’ensemble des éléments, je me permets de republier ici notre réponse formulée ce jour à @LydiaGuirous.
Bonne soirée,
Yannhttps://t.co/zs5YbG86MK
Mais c’est principalement grâce à ce tweet, qui est LE message le plus partagé sur la polémique avec plus de 17 000 partages, que les internautes vont se mobiliser en faveur de Decathlon :
Ce qui est indigne, c’est de faire de tels amalgames qui ont pour seul effet de véhiculer un message de haine. De notre côté, nous préférons nous concentrer sur le fait de rendre le sport accessible à toutes les femmes, quelles que soient leur religion ou leur culture.
— Decathlon (@Decathlon) February 25, 2019
Yann
Les réponses de Decathlon entrainent un élan de soutien envers son Community Manager
Yann de Décathlon depuis ce matin pic.twitter.com/XjktoyEUqL
— OneMike (@Mike_Oner) February 26, 2019
Décathlon est en train de montrer à tous à quel point il est important d’avoir un bon CM à notre époque. Et surtout que c’est tout sauf un job facile, chose que beaucoup pensent ici.
— Julien Choquet (@JulienChoquet) February 26, 2019
Un vrai crack
France : pays où le CM de @Decathlon a une meilleure vision du vivre ensemble que des élus & des membres du gouvernement.
— Widad.K (@widadk) February 26, 2019
Honte sur vous, cœurs sur Yann 💜
Yann le cm de décathlon il est comme ça face à tout les commentaires raciste à propos du hijab de sport pic.twitter.com/0a8s6rdSqw
— Yass 🐺 (@YASSR7_) February 26, 2019
La réaction de @Decathlon mérite d’être relayée! 👏🏽👑✊🏽 https://t.co/zNZWiEYN59
— Feïza Ben Mohamed (@FeizaBM) February 25, 2019
Une communauté s’est créée afin de soutenir les choix de la marque. Malgré cette mobilisation, Decathlon, inquiet pour la sécurité de ses employés, a finalement fait le choix de suspendre la commercialisation du Hijab de running :
Suite à de nombreux débats internes, et pour garantir la sécurité de nos collaborateurs en France : pic.twitter.com/0IePfSUkm9
— Decathlon (@Decathlon) February 26, 2019
Phase 4 : l’analyse du champ lexical autour de Decathlon révèle un partage entre soutien et haine
Une grande partie des internautes ont déjà largement fait leur choix, pour eux l’appel au boycott, via des hashtags tels que #boycottdecathlon (2 900 tweets), est de rigueur. En revanche, de nombreux soutiens vont venir se cristalliser autour du hashtag #Yann (CM de la marque) avec 3 100 tweets publiés. Également l’émergence du hashtag #islamophobie (1 800 tweets) tente de combattre les nombreux messages qui s’offusquent de la commercialisation d’un hijab de running chez Decathlon.
Phase 5 : la crise Decathlon fait également écho sur Facebook
Twitter n’est pas le seul réseau social où la crise a été commentée, même s’il reste le principal lieu d’expression à ce sujet.
Lorsque l’on observe du côté de Facebook, on note une augmentation majeure du nombre de posts publiés sur la page française de Decathlon, comparé à son activité normale. Ci-dessous la courbe de vie de la page Facebook de l’équipementier sportif :
Face aux dictats des réseaux sociaux : un choix assumé est souvent la meilleure des réponses
Les sujets tels que le sexisme, les inégalités et particulièrement la religion sont des thématiques très sensibles qui ont tendance à se propager bien plus vite et bien plus massivement que n’importe quel autre sujet sur les réseaux sociaux. Cela traduit véritablement un profond mal-être sociétal qui déteint ainsi sur les organisations. Aujourd’hui, plus rien n’échappe à l’œil avisé des réseaux sociaux. Les communications de marques sont passées au peigne fin dans le but de déceler le moindre conflit d’intérêt avec les valeurs sociétales pouvant faire l’objet d’une polémique, qu’elle soit justifiée ou non.
Face à une telle pression en ligne mais également comme ici dans la vie réelle, il est compréhensible de répondre en suivant le sens de ce qui calmerait la polémique. Or, les réseaux sociaux ont tendance à crier aux crises trop rapidement. Il en va du devoir des marques de ne pas succomber à la spirale infernale du bad buzz sur les réseaux sociaux et de reprendre du terrain en faisant valoir leur point de vue. Un choix assumé, s’il est réfléchi et juste, est parfois la meilleure des réponses.