La découverte de Threads, le nouveau réseau social de Meta censé concurrencer Twitter, a beau avoir duré une dizaine de jours seulement (avant son blocage en Europe), de nombreux enseignements se dégagent.
Pour en parler, nous accueillons sur le blog Florent Lefebvre, expert en Social Data Science, qui a suivi de très près la percée de Threads.
À noter : toutes les réponses apportées ici tiennent compte de l’activité de Threads avant le 14/07/2023, soit avant qu’il devienne en grande partie inaccessible dans l’UE.
Pourquoi t’intéresses-tu à Threads ?
Pour moi, Threads à trois grandes qualités qu’aucun autre réseau social n’associe en ce moment :
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Threads est nouveau, avec un réseau en pleine construction. Et par réseau, je parle du vrai sens d’un “réseau social” : des gens s’interconnectant entre eux au fil des discussions et des partages. Sur des réseaux à broadcast, comme Instagram ou YouTube, les stars sont reines, portées par un algorithme mettant en avant le contenu le plus rentable pour la plateforme. Sur Twitter, ce sont les bulles communautaires qui font la loi, les communautés engagées. Sur Threads, les bulles communautaires fortes n’existent pas encore, les stars ne sont pas particulièrement mises en avant… C’est une occasion d’observer le développement d’un écosystème en temps réel, et de se positionner à l’intérieur avant qu’il ne soit formaté / saturé
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Threads a une force de frappe qu’aucun réseau social émergent n’a pour l’instant : infrastructure basée sur Instagram, anciens employés de Twitter, service développement, marketing et capitaux financiers provenant de Meta… Il ne lui a suffi que de quelques jours pour écraser les réseaux sociaux émergents (Mastodon, Bluesky, Hive Social…) en nombre d’utilisateurs, atteignant 100 millions d’utilisateurs en 5 jours ! Avec un autre exploit : évolution exponentielle sans impacter le confort de l’utilisateur, sans ralentissements ou autres crashs (le scaling étant une étape particulièrement couteuse et complexe pour les infrastructures soutenant un réseau social).
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Comme Twitter, Threads est une plateforme se voulant virale : ici l’important est ce qui génère des discussions, poussant des gens à s’engager dans la plateforme, à être des utilisateurs actifs et non des spectateurs passifs. À terme, un terrain idéal pour observer le débat public, les avis consommateurs, les rapports de forces entre communautés opposées… Pour l’instant, sur Threads, les réponses ont énormément d’importance pour l’algorithme de recommandation : un sujet qui fait parler sera vu !
Quel serait le point faible de Threads ?
Une fois déployé dans l’UE, Threads pourrait avoir les défauts de ces qualités :
“Threads app is not for news and politics” a déclaré Adam Mosseri, le CEO d’Instagram en charge de Threads. Comment cela va-t-il se concrétiser ? Par un polissage du ton des contenus, favorisant certains selon le ton employé, les sujets discutés ?
La force de Twitter tient dans la puissance de sa viralité : un micro compte peut buzzer un jour avec une photo de chiot, le lendemain ce sera un scandale politique, et le surlendemain une guerre…
Ce type de micro-blogging fonctionne car les algorithmes de recommandations n’ont pas pour consignes de favoriser un sujet, ou d’en dévaloriser un autre. C’est la masse des utilisateurs qui a les mains sur ce qui fera le buzz ou non. En entravant la viralité naturelle de la plateforme suivant les sujets, Threads risque de rendre son contenu “plat”, soi-disant idéal pour vendre des publicités mais non pour engager ces utilisateurs à discuter de ce qui leur tient à cœur. C’est par l’engagement de sa communauté que Twitter à un poids de taille. Sans ça, Threads ne sera que le “chat” d’Instagram.
L’avenir de Threads est-il prometteur ?
Je pense que cela va se jouer sur la confrontation avec Twitter. C’est d’ailleurs pour cela que l’app est sortie sans être finie : Twitter ayant de graves problèmes d’infrastructure et de liquidité, les ayant obligé à limiter le nombre de tweets visibles par les utilisateurs, Threads est sorti prématurément pour profiter de ce ras-le-bol.
Mais ce n’est qu’un premier coup dans une guerre qui se jouera sur le long terme :
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Est-ce que Twitter continuera de s’enfoncer dans les problèmes techniques et les positions politiques de son propriétaire ? Depuis le rachat, chaque déclaration d’Elon Musk ou problèmes techniques de la plateforme a vu des arrivées de nouveaux utilisateurs sur Mastodon. Threads pourrait accélérer ces vagues de départs, et plus en profiter que Mastodon, réseau “libre” mais avec peu de moyens marketing et techniques.
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Est-ce que Threads arrivera à construire un vrai “réseau social”, une vraie toile de gens discutant entre eux, groupés autour de leurs thèmes et valeurs propres ? Pour l’Europe, il est trop tôt pour le dire, ceux ayant bravé la non-présence de Threads sur les stores sont surtout partagés entre les profils assez tournés vers la tech (des bulles du milieu développement ou jeu vidéo), soit sont des “gens du métier” se ruant vers un nouveau réseau pour en apprendre ses codes dans un but commercial. Twitter ayant acquis une partie de sa célébrité grâce à la présence des politiques et des journalistes sur la plateforme, Threads devra trouver d’autres leaders pour faire vivre sa plateforme au jour le jour. Peut-être en remplaçant Twitter comme le réseau social associé à Twitch ? Le réseau où les streamers et leurs communautés peuvent parler du contenu temps réel de Twitch, mais sur un temps plus long et un format plus approprié qu’un chat instantané ?
Dans l’ensemble, je pense que Threads a un potentiel très prometteur au vu de la concurrence. Mais cela dépendra autant des efforts de chaque communauté décidant de migrer dessus (beaucoup de stars étant lassées de l’ambiance “plat” d’Instagram, ou de la toxicité de Twitter), que des réactions d’Elon Musk. À noter que Twitter a annoncé un programme de rémunération des “Top Twittos” seulement quelques jours après la sortie de Threads, provoquant beaucoup de buzz (mais ne concernant qu’une poignée de comptes).
Pour l’instant les chiffres sont trop fluctuants pour être pris en compte sur le long terme : un énorme pic de fréquentation à la sortie de l’app, puis ralentissement après l’euphorie. Tout se jouera sur les prochaines passes d’armes entre réseaux, sur les prochaines features de Threads ou prochains problèmes techniques de Twitter.
Penses-tu que les marques ont intérêt à capitaliser sur ce réseau ?
TOUT À FAIT ! Et encore plus que sur les autres réseaux !
Là où Instagram nécessitait grandement de passer par des influenceurs pour atteindre un public faiblement engagé, là où Twitter risquait d’attirer l’attention d’énormes communautés militantes, Threads essaie d’allier le meilleur des deux mondes pour les marques, avec un réseau qui se veut actif, des communautés engagées autour de leurs thèmes préférés (pratique pour le ciblage), tout en ayant de forte capacité de modération des contenus à “bad buzz”, toxiques, agressifs…
En somme, reproduire ce qu’ont pu faire Burger King, Les Produits Laitiers, Ariane Group, ou avec moins de moyens, Jean Henaff SA ou Ekwateur sur Twitter. C’est-à-dire jouer avec la communauté et leur proposer un contenu personnalisé, sans utiliser un ton corporate, sans effort de communication extravagant, avec uniquement les connaissances d’un CM qui s’adresse avec le bon langage à la bonne communauté.
Sélection de tweets publiés par ces marques :
Reste dans ta zone c’est mieux. https://t.co/m7J6z9QoLP
— Les Produits Laitiers (@LesProLaitiers) April 29, 2022
Poisson d'Avril. Imaginez quelqu'un fait vraiment ça LOL. https://t.co/Vr1UGuLUXa
— Burger King France (@BurgerKingFR) April 1, 2023
Nous apprécions, mais ne sommes pas à l'origine de ce coup-là. Sans doute des bretons infiltrés... #influencePâté https://t.co/GBqsskMJcF
— Groupe Jean Hénaff (@JeanHenaffSA) April 20, 2022
Les panneaux solaires en Bretagne : https://t.co/3QfIyhd6m9
— Ekwateur (certifié par la commu'🏅 ) (@ekWateur) May 18, 2022
Any need of a rocket engine?
— ArianeGroup (@ArianeGroup) January 11, 2023
Comment réalises-tu des cartographies Threads ?
Pour essayer de suivre l’évolution du réseau, je me suis principalement intéressé aux conversations : peu importe si une grande star arrive sur Threads avec son million de followers importé depuis Instagram. Ce qui m’importe vraiment c’est l’engagement de sa communauté : sur un réseau basé sur l’échange, combien de gens répondent à “la star” quand elle s’exprime ? Ces gens se parlent-ils entre eux ? Avec d’autres comptes importants ? De quels sujets ?
J’ai donc récupéré les réponses des plus grands comptes francophones, puis les réponses des gens auxquels ils avaient répondu, puis les réponses de… etc jusqu’à obtenir une cartographie de tous les utilisateurs francophones actifs sur la plateforme.
Sur la cartographie ci-dessous, chaque compte est placé à côté des gens avec qui il a discuté, sa taille est en fonction du nombre de comptes différents lui ayant répondu, sa couleur désigne un groupe de gens uni se parlant beaucoup entre eux.
Lien vers la version haute définition de la cartograghie disponible via LinkedIn
Pour l’instant, la communauté française (soit plus de 4 000 comptes actifs et participant aux discussions) est surtout représentative des gens ayant fait l’effort d’installer une application non accessible en France :
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Tout un segment “professionnel des réseaux”, ayant déjà des activités principalement sur Instagram et LinkedIn (en bleu)
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Des personnalités de LFI, tous arrivés d’un coup et avec une stratégie très agressive : beaucoup de posts chacun, ils n’hésitaient pas à discuter avec tout le monde, à aborder des gens dans des discussions non politiques, à faire de l’humour… (en rouge)
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Le vrai potentiel réside dans le vert : ici nous avons le “grand public”, des personnalités du web, des jeux-vidéo et de la tech. Pour l’instant, ce n’est qu’un embryon de ce que cette communauté devrait devenir, l’application n’étant pas encore sortie, mais c’est clairement cette frange de la population que Meta a déclaré viser
On remarquera que certaines marques (placées chez les verts) ont fait d’excellents scores dès la sortie, en quelques tweets bien choisis et sans concours (concours attirant des comptes de très faibles qualités, voir des bots). L’euphorie du début est une vraie occasion pour se placer dans le réseau en pleine création, que les early adopters voient dans la communication de la marque quelque chose de positif, faisant partie de l’esprit du réseau, et non une opération publicitaire.