Sur les réseaux sociaux, la présence des médias est ancienne et leur influence incontestable. Sont-ils pour autant dépendants l’un de l’autre ? Tel est l’objet du décryptage de notre invité, Jean-Noël Buisson, responsable du Service Veille & Analyse de l’agence Image 7.
Dans le tumulte actuel, comment qualifierais-tu la relation entre médias d’information et réseaux sociaux ?
Depuis deux décennies, le lien qui unit médias et réseaux sociaux est quasi-fusionnel. Avec d’un côté, une mécanique de partage implacable et le besoin de contenus frais pour nourrir les plateformes. Et de l’autre, l’opportunité de générer du trafic et donc des revenus pour une presse en crise. Certains ont parlé de pacte faustien, je suis complètement d’accord. J’ajoute que cela a contribué à rendre de plus en plus floue et poreuse la frontière entre médias et réseaux sociaux. A tel point qu’on a fini par utiliser le terme de « médias sociaux ».
Comment a évolué cette relation ?
Au fil des années, les réseaux sociaux sont devenus une drogue dure pour les internautes, mais aussi pour les rédactions ! Dopées au trafic en provenance de Facebook, et dans une moindre mesure de Twitter, elles ont massivement distribué, adapté et promu leurs contenus sur ces plateformes. Il faut dire qu’au tournant des années 2010, le web social était irrésistible, c’était le fameux « web 2.0 »… Il bénéficiait d’une image extrêmement positive et a sans doute connu son apogée en 2011 avec les printemps arabes. On oublie un peu vite que pendant cette période, Facebook était perçu comme un vecteur de libération des peuples opprimés, pas de fake news !
Et Twitter ?
Son utilisation par les journalistes et son adoption par les personnalités publiques du monde entier l’ont progressivement transformé en carrefour incontournable d’actualité. Quoiqu’il se passe sur la planète, on peut le suivre en direct. Alors c’est vrai, les trolls ont toujours été légion sur Twitter, mais c’est une source d’infos inestimable. Pour décrire ce Twitter-là, j’aime bien l’image de l’agence de presse gratuite ouverte à tous. Mais ça, c’était avant X…
Alors que s’est-il passé pour que cette « union » entre médias et réseaux sociaux se gâte ?
Tout le monde s’accorde à dire que la rupture se situe en 2016. Après le vote du Brexit, l’élection de Donald Trump, suivis deux ans plus tard du scandale Cambridge Analytica nous avons tous brutalement pris conscience de la menace potentielle des réseaux sociaux pour la démocratie. Depuis, les plateformes ont vu leur image de marque se dégrader.
Aujourd’hui on associe immédiatement réseaux sociaux et fakes news. Mais pour moi, c’est plutôt un écosystème informationnel dysfonctionnel qui s’est laissé « hacker » par les manipulateurs de toutes sortes. Des faussaires de l’info qui au passage ne diffusaient pas forcément tous des fausses informations mais plutôt des narratifs qui ont peu à peu sapé notre confiance dans nos institutions, nos élites, et même en la science.
Cet écosystème a servi de catalyseur à l’hystérisation des débats pendant les crises récentes. Gilets Jaunes, Covid, Ukraine émeutes des banlieues, et plus récemment Israël… Les réseaux sociaux sont toujours dans l’équation et utilisés par certains pour attiser les braises de la division. Si elles n’en sont pas la cause directe, ces plateformes ont contribué à accentuer la polarisation de nos sociétés.
Pourtant la régulation progresse, le DSA a été adopté
C’est vrai, mais dans un tel chaos informationnel, nous sommes en train de nous rendre compte que la pression accrue du régulateur, aussi justifiée soit elle, a un effet pervers : les plateformes se désengagent de l’actualité, au risque de donner plus d’espace aux acteurs mal intentionnés. Facebook, comme Twitter n’hésitent pas à dégrader l’expérience utilisateur en matière d’accès aux sites d’information. On peut citer, entre autres, la suppression des aperçus d’articles sur X, la fermeture de Facebook news… comme si nous tendions peu à peu vers une forme d’invisibilisation de l’information sur les réseaux sociaux.
C’est-à-dire ?
La part de voix donnée à l’actualité recule. Depuis 2018, et plus récemment en mai dernier, Facebook a dépriorisé l’actualité dans son algorithme, on voit moins d’articles de médias, mais plus de vidéos shorts. Instagram ne se prête pas vraiment à l’actualité et ne permet pas le partage facile de liens, même le nouveau réseau Threads n’est absolument pas conçu pour l’info… C’est complètement assumé par les responsables de Facebook. Et que dire de la suppression pure et simple des partages de liens d’actualité sur Facebook au Canada…
Et sur les autres réseaux ?
Sur TikTok, une étude récente parue dans le journal New Media & Society fait état de très faibles mises en avant des contenus d’information par l’algorithme : des chercheurs ont fait l’exercice de suivre 4 comptes de médias d’actualité avec un profil TikTok: seulement 18 % de recommandations reçues par la suite étaient liées à l’actualité, pour du foot américain, c’est 88 %…
Désormais, les médias utilisent les réseaux sociaux pour améliorer leur image, développer leur notoriété. Les newsletters se multiplient pour conquérir et fidéliser des abonnés « maison » payants, et trouver des sources de trafic dont ils gardent le contrôle…
On parle d’ailleurs d’une baisse significative du trafic issu des réseaux sociaux vers les sites d’info…
C’est aujourd’hui une certitude, et cette baisse est massive. Les clics issus des réseaux sociaux vers les sites d’information sont en chute libre. En provenance de X, ils ont reculé de 24% en un an aux Etats-Unis et de 18% en France, selon Mind. Le trafic issu de Facebook, qui a toujours été important pour les médias, a baissé de plus de 50% depuis 2022 selon Echobox. Dernier indice : la baisse massive de l’engagement sur les articles des médias en ligne français sur Facebook, divisé par 3 depuis 2020 que j’ai documentée.
Tout cela remet en cause une partie du modèle économique des médias. On ne peut pas complètement exclure un autre facteur pour expliquer cette baisse de trafic : la fatigue informationnelle. La succession de crises et de guerres ces dernières années a créé un climat tellement anxiogène que certains font le choix de ne plus s’informer.
Pourtant on entend que les réseaux sociaux servent de plus en plus à s’informer
Oui, c’est tout le paradoxe ! Les études récentes montrent qu’ils sont une porte d’entrée majeure vers l’information, particulièrement chez les jeunes. 62 % des moins de 25 ans s’informent via les réseaux sociaux, selon Ipsos, et pour 43% des 18-24 ans, ils seraient même la première source d’information, rapporte le Reuters Institute.
Pourquoi ce décalage ?
La question est d’abord de savoir de quelle information on parle. Chez les moins de 25 ans, la consommation de l’information est différente de celles des générations précédentes, sur le fond comme sur la forme. L’idée que l’on se fait de ce qu’est l’info varie selon les âges. Pour les moins jeunes d’entre nous, disons les plus de 30 ans, information rime le plus souvent avec actualité politique ou internationale. Mais pas pour la GenZ. Pour eux, l’info c’est aussi beaucoup de divertissement, de sport, ou de serviciel : une sorte de « tuto-actualité » qui se prête parfaitement aux formats des vidéos verticales. Il y a aussi l’actu people : savez-vous que Gala est le premier média européen et le troisième compte média au monde sur TikTok ?
Autre point, les jeunes ne sont pas gênés par l’idée d’être informés par des non-journalistes. C’est selon moi le clivage générationnel le plus important. Les 18-24 n’ont aucun problème à s’informer via des « info-influenceurs », et ils le font massivement en vidéo plutôt que par l’écrit, ce qui pose question sur l’avenir des sites de médias en ligne.
On sous-estime sans doute la consommation d’information sur TikTok, qui prend de plus en plus de place dans les usages : selon le Reuters Institute, 20% des jeunes l’utilisent pour s’informer, c’est + 5 points en un an. Il ne faut pas non plus omettre la place de YouTube, désormais massivement utilisé comme un moteur de recherche, y compris pour s’informer.
En France, l’attrait pour l’information ne faiblit pas et la confiance dans les médias dits « traditionnels » progresse, c’est plutôt rassurant, non ?
Tout à fait. C’est ce que souligne le dernier Baromètre Kantar - La Croix. 76% de français se disent intéressés ou très intéressés par l’actualité en 2023, ils étaient 62% en 2022 ! Les Français accordent encore largement de la crédibilité aux journaux télévisés, à la radio, et à la presse. Mais là aussi, le clivage générationnel est important.
Selon une étude Dentsu, 62% des moins de 50 ans pensent qu’il est très important, voire indispensable, de suivre les informations du jour. Mais parmi eux, les 18-24 ne sont que 20% à la juger indispensable au quotidien, même si ce chiffre progresse de +11% en 1 an.
Donc la demande est là…Comment réconcilier les médias et les plateformes ?
C’est tout l’enjeu : la demande d’information existe, elle progresse même, on l’a vu, dans la jeunesse contrairement aux idées reçues, mais le fossé se creuse entre médias et réseaux sociaux car les canaux et la nature des contenus évoluent à une vitesse vertigineuse. Si on devait résumer : les générations s’informent différemment, et tout converge vers la vidéo.
Que devraient faire les plateformes selon toi ?
Elles doivent d’abord assumer l’immense responsabilité qui leur incombe. Et donc se conformer à la législation, pour protéger les audiences et nos démocraties. La modération est un sujet clé, et l’IA ne pourra pas tout faire…
Elles devraient pouvoir garantir à tous l’accès à une information gratuite de qualité. La mise en avant plus importante de sources référentes, comme vient de l’annoncer YouTube, passe par là, car tout ne se vaut pas et on ne peut pas mettre sur le même plan des comptes opportunistes qui propagent une info low cost et sensationnaliste avec de médias établis de longue date qui respectent la déontologie journalistique.
Et du côté des médias, comment faire ?
Il revient aux médias de réinventer la distribution d’une information fiable sur ces nouveaux canaux, en adoptant leurs codes, et leurs formats. Ils en ont pris conscience, regardez les initiatives récentes des chaines infos incarnées par de nouveaux visages sur ces espaces (Paul Larrouturou pour LCI, Tanguy de Lanlay pour BFM)… Le service public n’est pas en reste, France TV vient de lancer un JT sur TikTok et YouTube (C quoi l’info avec Nacer Boubekeur et Camille Dahan). Tout cela va dans le bon sens.
Reste le côté obscur de la dark information… celle qui circule sous les radars, rebondissant de boucle Whatsapp en chaines Telegram, qui pour certaines sont devenus des « medias » à part entière suivis par des centaines de milliers de personnes. On y relaie des contenus natifs non sourcés ou issus de sites peu fiables, sans aucune modération ni mise en perspective. Sur ces espaces aussi, les médias ne doivent pas laisser le champ libre aux faussaires de l’info mais au contraire occuper le terrain. Car en matière d’information numérique, la nature a aussi horreur du vide. Ouest-France a ainsi récemment fait le choix d’ouvrir un channel Whatsapp, c’est une bonne initiative selon moi.
Comment vois-tu l’avenir ?
Comme le disait récemment Daniel Kreiss, professeur de communication politique (University of North Carolina) à Bloomberg, les médias sociaux deviennent des « médias algorithmiques ». La rédactrice en chef de The Atlantic a aussi une formule intéressante : elle évoque un « web post-social »”.
C’est très juste je trouve, l’illusion d’un web de partage organique et naturel est morte : nous sommes clairement passés à l’ère de la recommandation. Mais cela ne veut pas dire que des contenus de qualité ne peuvent plus émerger : prenez l’impact d’un Hugo Decrypte ou d’un Rémy Buisine (Brut). Ils parviennent à engager des audiences considérables sur les réseaux sociaux en proposant des formats adaptés aux attentes de la nouvelle génération tout en restant exigeant sur le fond : du live, de l’authenticité, de la « vulgarisation » intelligente, un côté très pedago, la mise en avant de multiples points de vue et du contexte.
Bref, du journalisme. Je suis convaincu que dans le contexte actuel, nous en avons plus que jamais besoin.