« Black Lives Matter », « Me Too », « Eco-anxiété »… Qu’elles soient sociétales, économiques ou encore écologiques, les crises donnent naissance à différents mots de vocabulaire dont l’usage s’observe aussi bien dans notre vie quotidienne que sur les réseaux sociaux.
Pour décrypter ce phénomène, nous laissons la parole à Natalie Maroun, directrice associée du cabinet element spécialisé en gestion de l’incertitude et en communication sensible et de crise.
Mots de la crise : l’influence des réseaux sociaux dans nos paroles
Le terme Seveso désigne aujourd’hui les directives de sécurité pour sites industriels présentant des risques d’accidents majeurs (les sites Seveso). Peu savent que la dénomination Seveso est avant tout celle de la catastrophe industrielle et écologique qui a eu lieu à Seveso en Italie en 1976. Depuis, le mot a peu à peu perdu sa valeur d’accident industriel au profit d’un ensemble de mesures visant à empêcher une nouvelle catastrophe de l’ampleur de celle qui de 1976.
Les évènements marquants impactent notre vécu collectif et les mots pour les dire deviennent des symboles de vécus individuels et collectifs, en les dotant d’une signification ou d’une charge symbolique jusqu’alors dissociée du mot. Ainsi, le Covid a changé le sens de certains termes, « le cluster », groupement économique est devenu foyer épidémiologique, et son usage a accompagné l’apparition de nouveaux mots tels que « distanciation sociale », « confinement », « distanciel », etc. Ces mots ont également pour terrain d’expression les réseaux sociaux, ils participent de la conversation sociale jusqu’à parfois la monopoliser voire la saturer.
Le cabinet element et Visibrain, ont souhaité comprendre comment les mots qui ont caractérisé certaines crises sont passées dans le langage courant à travers leur « vie » sur les réseaux sociaux.
Grâce aux données fournies par Visibrain, nous avons souhaité analyser le cycle de vie de ces mots sur les réseaux sociaux, notamment Twitter :
- L’intensité des tweets
- Leur durée de l’utilisation du terme ou du hashtag
- Le symbolisme du terme ou du hashtag
Les 5 classifications des mots de la crise observées à l’aide des réseaux sociaux
Cette analyse nous a permis de constater que ces termes suivent une dynamique bien précise qui mène souvent à un changement de comportement individuel ou sociétal selon la classification suivant :
1/ La généralisation : une invitation à l’expression individuelle, au témoignage réactif, voire rétroactif : #BalanceTonPorc, inspiré du #MeToo (suite à l’affaire Weinstein qui invite les femmes à dénoncer les agressions sexuelles dont elles ont été victime. Ce hashtag en a inspiré bien d’autres : #BalanceTonYouTubeur #BalanceTonBar et a même eu des déclinaisons dans la culture à l’instar de la chanson d’Angèle Balance ton quoi…
En l’espace de 3 jours, le mouvement #BalanceTonPorc est au cœur de 159 278 messages publiés sur les réseaux sociaux, soit 8% de plus que pour le mouvement #JeSuisVictime sur la même période de temps.
2/ Le symbole : Aylan est devenu le symbole de la crise migratoire de 2015. Le prénom du petit enfant dont la photo du son corps échoué sur une plage turque a redonné corps aux victimes de noyade des embarcations de fortunes tentant de rejoindre l’Europe.
Aylan fut au cœur de 474 221 tweets durant la semaine suivant l’annonce de sa disparition.
3/ L’inversion : avec #JeSuisCharlie, et les internautes ont pu exprimer une résilience plus forte que l’acte terroriste au point que la mobilisation est devenue un sujet central et non une simple conséquence de l’événement.
L’attaque de Charlie Hebdo fut au cœur de plus de 8,4 millions de messages sur Twitter en l’espace de 3 jours.
4/ La métonymie : le hashtag se transforme en un mot de substitution qui permet de décrire un événement donné. Ainsi, le mouvement social contre l’augmentation du prix du carburant a été médiatisé sous le nom « gilets jaunes ». Avant lui, les réseaux sociaux ont également véhiculé des hashtags devenus symboles comme « les bonnets rouges », ou plus loin encore les #geonpi des entrepreneurs auto-désignés comme « les pigeons ».
1 million de messages ont été publiés sur Twitter sur le week-end de la manifestation des gilets jaunes du 17 novembre 2018, dont 720 000 sur la seule journée du samedi.
Parmi les hashtags les plus partagés du week-end, nous retrouvons : #giletsjaunes (876 600 tweets), #17novembre (185 226 tweets) et #macron (61 786 tweets)
5/ Le signe de ralliement : Black Lives Matter, ecoanxiété, char à voile… les exemples d’appel au ralliement à une cause sociétales sont nombreux.
Cet exercice nous démontre que les hashtags acquièrent avec le temps une fonction symbolique. Les mots de la crise deviennent en quelque sorte les mots qui représentent les faits, les émotions collectives qui ont accompagné ces événements ou encore la capacité de résilience, « de sortir grandi » d’une crise grâce à des mesures prises ou à des valeurs partagées.
À l’heure où les nuits dans de nombreuses villes françaises sont marquées par des violences, que deviendra le hashtag #Nahel : un hommage à une jeune victime et un symbole des valeurs de solidarités ou le triste souvenir des #émeutes et violences urbaines ?
Les mots de la crise doivent nous rappeler que la sémantique et la symbolique des mots n’est jamais figée. C’est pourquoi une stratégie de social listening est nécessaire et doit permettre de détecter les signaux noirs mais également accompagner la crise. Les réseaux sociaux permettent alors de comprendre et d’ajuster, de suivre les tendances et d’éviter que la communication surtout en temps de crise ne devienne « un miroir qu’on promène le long d’un chemin ».