Guillaume Brevet, associé du cabinet de conseil en communication Backbone Consulting, revient pour Visibrain sur la crise qui a suivi le rebranding de la marque automobile Jaguar vue des réseaux sociaux. Au programme : déroulé, chiffres clés, analyse de communautés et enseignements.
Comment une analyse fine de la perception de la marque et de ses publics aurait-elle permis de prévoir une crise de cette ampleur ?
Rappel des faits de la crise autour de Jaguar
Le 19 novembre 2024, la marque de voitures de luxe Jaguar lance sa nouvelle identité de marque « Copy Nothing », mettant en scène des mannequins ultra-stylisés aux couleurs vives et agrémentée de messages tels que : create exuberant, live vivid, delete ordinary, break moulds et copy nothing. La vidéo promotionnelle de la nouvelle identité a été visionnée plus de 170 millions de fois sur les réseaux sociaux sans jamais dévoiler de véhicule de la marque et ayant pour but d’amorcer la transition de l’entreprise vers le luxe tout-électrique.
Cette nouvelle identité a généré des réactions aussi vives qu’éphémères, car la crise ne durera dans les faits que 5 jours mais aura produit plus de 1,3 million de messages en ligne (réseaux sociaux, articles en ligne, blogs et forums).
La crise « Jaguar » sur les réseaux sociaux en quelques chiffres
Plus de 830 000 messages ont été publiés sur X entre le 19 et le 25 novembre sur le sujet :
Une crise majoritairement anglophone (83% des publications) et américaine avec plus de 50% des publications en provenance des États-Unis. Cela s’explique grandement par les différentes prises de parole de leaders d’opinion américains comme Elon Musk / Riley Gaines (nageuse professionnelle) / Joe Rogan (animateur d’un des podcasts les plus populaires au monde). Au sein des communautés attachées à ces personnalités, le discours anti-woke est très présent avec plus de 150k publications évoquant le tournant « woke » de la marque. En observant finement les personae des internautes derrière une grande partie des messages négatifs et anti-woke, on remarque qu’il ne s’agit aucunement de la cible que souhaitait atteindre Jaguar avec sa nouvelle identité.
L’analyse de cette crise démontre alors deux points positifs pour la marque automobile :
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La propagation de la crise par une communauté située en dehors du périmètre ciblé par la marque, en décalage avec son nouveau positionnement progressiste, contribue paradoxalement à renforcer la perception positive auprès de sa nouvelle cible
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Une crise mettant en exergue un problème davantage politique qui déplace la crise sur un sujet nettement plus vaste qu’uniquement la nouvelle identité de Jaguar et qui aura permis à la marque d’occuper l’espace médiatique pendant quelques jours
Une crise dont la durée de vie aura été relativement courte mais qui aura impacté sans aucun doute la perception de Jaguar auprès de son ancienne cible de clients. Il sera intéressant de suivre l’évolution de la perception de la marque aux États-Unis afin d’identifier si cette crise aura permis à Jaguar de diversifier drastiquement sa cible et de compenser la perte de clients générée par cette nouvelle identité. Pour rappel, les USA étaient le premier pays en termes de vente du constructeur en 2017.
À l’échelle de l’Europe, le pays historique du constructeur automobile (Angleterre) a été le second pays le plus touché avec plus de 115k messages. Le leader de l’extrême droite britannique Nigel Farage (Reform UK) a été la personnalité britannique qui a le plus capitalisé sur cet évènement avec une récupération politique astucieuse menée sur les réseaux sociaux (X, YouTube, Instagram, TikTok, Facebook). Stratégie dans laquelle il critique ouvertement l’industrie de la publicité moderne tout en rappelant que Jaguar appartient désormais à des Indiens (TATA Motors). Il prédit également la fin de la marque britannique « I predict Jaguar will now go bust. And you know what ? They deserve to. ». Ce dernier a ainsi réussi à cumuler plus de 4,2 millions de vues et près de 200k interactions.
En France, malgré une couverture médiatique assez large (Les Echos, Le Figaro, BFM, JDD) le sujet n’a pas créé d’engouement particulier avec moins de 15k publications, hormis dans les sphères d’extrême droite critiquant ce virement « woke » de la marque (Fdesouche, Valeursactuelles, ADroiteFièrement).
Cartographie de la polémique Jaguar
Cartographie des 830 000 messages publiés sur X pendant la crise, collectés et analysés avec Visibrain, l’outil de veille des réseaux sociaux
Enseignements de la crise Jaguar
1/ Bad buzz is still a buzz !
Malgré ce “backlash” total d’une partie de l’opinion, la marque devait s’y attendre. Cette nouvelle identité, aux antipodes de l’esthétique traditionnelle de la marque est la démonstration de la volonté d’un changement de cap, de valeurs et d’une volonté de rupture. Le coup est réussi puisque (presque) tout le monde en parle. En mal, certes, mais l’important aujourd’hui est d’être vu, de capter l’attention. Le risque majeur pour la marque est donc réputationnel avec une véritable incidence potentielle sur la vente de voitures. En se positionnant comme une marque « progressiste », Jaguar décide de se positionner sur un champ politique plus que sociétal. Les réactions et prises de positions d’acteurs politiques le démontrent. Ce champ est risqué, on le sait, les consommateurs n’attendent pas les entreprises sur ce registre. Le champ sociétal est plus logique, surtout quand il est aligné sur l’ADN de la marque. La posture politique de Jaguar se retrouve ainsi dans la cartographie ci-dessus, les principaux détracteurs étant issus de la sphère des sympathisants trumpistes. En effet, ce public n’est pas celui que la marque cherche à séduire, pour autant ceux qui l’apprécient ne s’expriment pas. Ils restent invisibles dans un maelström de commentaires négatifs.
2/ Assumer, assumer et encore assumer – une stratégie payante
Un second enseignement à noter est celui de la stratégie de réponse choisie par la marque. Souvent, en de telles circonstances, l’entreprise rétropédale, envoie un communiqué pour s’excuser et retire sa campagne. Dans cette situation, il n’en est rien. La marque Jaguar assume (avec audace) et répond à l’ensemble de ses détracteurs sur X. Message après message. Là où de nombreuses marques décideraient de rester muettes, pétries d’angoisse et incapables de réagir, Jaguar prend le parti de répondre et d’assumer. Une stratégie payante puisque la marque occupe le terrain et ne laisse pas le narratif négatif qui l’accable s’installer. Désormais, ce sont les chiffres des ventes qui seront à suivre et à analyser.