Nous retrouvons cette semaine, sur le blog de Visibrain, Thierry Herrant, consultant et enseignant en communication publique à Sciences Po Paris, pour un décryptage de la réforme des retraites vue par Twitter.
On ne parle plus que de cela. La réforme des retraites est sur toutes les lèvres. Chacun s’empresse de compter ses trimestres et ses années de cotisation, comparer l’avant et l’après. Signe de cette fébrilité ? Le site Info-Retraite était saturé le lendemain de l’annonce des modalités de la réforme.
Comme pour chaque projet de réforme des retraites - 1995, 2003, 2010, 2013 - un jeu complexe se met en place entre l’Exécutif, les syndicats, l’opposition, les médias et l’opinion. Toute cette dramaturgie se déroulant dans un espace public qui englobe désormais Twitter.
Pour réussir une mobilisation, il faut plusieurs ingrédients : pouvoir brandir des chiffres qui montre que l’on « fait nombre » et que l’opposition à la réforme est massive, maintenir la pression suffisamment longtemps pour faire céder l’Exécutif tout en gardant le soutien d’une large partie de l’opinion. Quel rôle joue Twitter concernant ces différents aspects ?
1. La contestation de la réforme 2023 : d’abord une « mobilisation du réel »
Du point de vue numérique, la configuration actuelle de la mobilisation contre la réforme des retraites s’apparente plutôt à celle de la réforme de 2010 et beaucoup moins à la grande mobilisation nationale contre la Loi Travail en 2016, qui fut exemplaire dans son utilisation des réseaux sociaux.
Il faut se rappeler que lors du projet de loi de 2016, les activistes numériques et de jeunes Youtubeurs avaient d’emblée joué un rôle central pour mettre les opposants en dynamique : pétition largement relayée (1 million de signataires en 4 jours !), production régulière de contenus facilitant l’engagement, hashtags de mobilisation comme le fameux #OnVautMieuxQueCa très largement repris dans les médias… Tout cela avait créé une spirale vertueuse de mobilisation et surtout avait contribué à installer le mouvement dans la durée.
Il en va différemment aujourd’hui. En 2023, comme en 2010, ce sont les syndicats traditionnels qui sont en première ligne, c’est surtout la rue qui permet de « faire nombre ».
Le 19 janvier, la mobilisation sans précédent dans les petites et moyennes villes montre que c’est d’abord en proximité, que cela se passe. Les opposants se sont largement appuyés sur le cap dépassé du million de manifestants (2 millions selon les organisateurs) dans toute la France, seuil symbolique qui n’a toujours pas été atteint par la pétition lancée sur change.org au début de la contestation.
Enfin, ce sont les syndicats et les partis politiques qui sont à la manœuvre, les activistes numériques et les coordinations indépendantes sont pour l’instant absents du paysage.
2. Twitter : un espace politique de plus en plus dominé par les opposants à la réforme
Si Twitter en 2010 était un réseau moins influent, Twitter en 2023 occupe une place prépondérante dans l’expression de l’opposition à la réforme.
Twitter constitue le réseau social privilégié des opposants à la réforme des retraites. Cet espace est largement dominé par La France Insoumise et l’extrême-droite. Une tonalité résolument anti-réforme qui, par son articulation à la production médiatique - des sujets de contestation émergent et sont relayés médiatiquement – porte de rudes coups aux velléités pédagogiques de l’Exécutif.
Réforme des retraites vue par Twitter : des chiffres éloquents
Un total de 3 millions de messages pour 358 000 utilisateurs uniques (ce qui représente une large base), et des vues qui se comptent régulièrement en millions.
La mobilisation ne fléchit pas avec deux pics d’activité :
- Les 10 et 11 janvier (annonces du PM) : 400 700 messages sur les 2 jours
- Le 19 janvier (date de la première manifestation) : 323 000 messages
D’un point de vue quantitatif, le sujet « retraites » fait ainsi le plein sur Twitter.
Top des tweets les plus partagés au sujet de la réforme des retraites :
Top des expressions les plus employées pour parler des retraites sur Twitter :
Deux enseignements à retenir de ces expressions :
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De nombreuses expressions évoquent l’âge de départ à la retraite. La mesure des 64 ans constitue de fait le principal facteur de rejet de la réforme. Ce que certains commentateurs qualifient de « nœud gordien » : aucun compromis possible à espérer sur ce point entre les parties en présence
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¼ des messages évoquent le chef de l’État. La réforme est très personnalisée autour d’Emmanuel Macron
Retraites : cartographie des communautés d’influence avant la grève du 19 janvier
Notre première cartographie, établie au début de la mobilisation, jusqu’aux annonces de la Première Ministre, révèle les forces politiques en présence :
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L’extrême-droite (zone orange) regroupe le Rassemblement National (très opposé à la réforme mais peu présent sur Twitter) et une communauté hétéroclite d’opposants à Emmanuel Macron sous la houlette de Florian Philippot, ou encore de François Asselineau. Ils considèrent principalement que cette réforme est la preuve de plus que Macron se soumet aux injonctions de l’Europe
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Les soutiens de la réforme (zone verte) : elle est principalement occupée par des comptes gouvernementaux et par les sympathisants Renaissance. Cette zone reste minoritaire dans le paysage d’ensemble
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La zone mauve correspond grosso modo à celle de La France Insoumise et à ses sympathisants. C’est dans cette zone que la mobilisation numérique est la plus intense
Retraites : cartographie des communautés d’influence post mobilisation du 19 janvier
Une deuxième cartographie, établie après la manifestation du 19 janvier, entre le 20 et 24 janvier, permet de mesurer l’évolution du rapport de force sur quelques semaines. Celui-ci se présente plus nettement en faveur des opposants, dont la part de voix est très largement majoritaire :
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La part de voix pro-réformes tend à se réduire au fur et à mesure que le temps passe. Après la manifestation du 19 janvier, la zone de soutien autour de l’Exécutif se réduit nettement (zone verte). De nombreux députés Renaissance sont montés au créneau (Maud Bregeon, Paul Midy, Mathieu Lefèvre, Karl Olive, Benjamin Haddad, Pierre Cazeneuve…) dans les médias et sur les réseaux sociaux, avec un succès mitigé, comme le rappelait l’un d’eux dans Le Parisien : « Le débat est rude devant les caméras, mais le plus violent, c’est ensuite, sur les réseaux sociaux. On se prend un déchaînement de critiques des opposants »
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PS et LR : aux abonnés absents. Au début de la mobilisation, au moment des annonces d’Elizabeth Borne, le Parti Socialiste et Les Républicains sont relativement présents sur Twitter. Après la manifestation du 19, ces deux partis passent sous les radars. Le Parti socialiste, embourbé dans ses querelles internes, communique moins sur les retraites. Les Républicains, compte tenu d’une ligne plutôt floue sur la réforme, préfèrent sans doute observer un silence tactique
3. Twitter : plus qu’un espace de mobilisation, un espace d’argumentation et de contre-argumentation
Twitter joue un rôle important, par sa capacité de création et de diffusion d’argumentaires et de contre-argumentaires, dans l’espace public. Tous les aspects techniques de la réforme sont analysés, critiqués, questionnés, voire « fact-checkés » puis largement partagés sur Twitter. Le réseau social joue ici un rôle incontestable d’information et d’animation du débat public, aux côtés des médias.
Près de 25 000 contenus (articles de presse, analyses de blog…) et de nombreux threads, souvent très techniques, ont été partagés sur la réforme en un mois. C’est énorme. Les controverses ne se sont pas développées autour de ce que certains appellent « la querelle des préalables » (comme par exemple débattre du sens au travail avant de réformer), mais bien sur les modalités pratiques et très concrètes de la réforme.
Quelle contre-argumentation sur Twitter face à la réforme des retraites ?
Suite aux annonces d’Elizabeth Borne, qui a révélé l’intégralité des mesures, le débat s’est ainsi peu à peu déployé dans la technique et l’individualisation des situations, en noyant, voire en décrédibilisant les messages essentiels que voulait pousser le gouvernement à savoir :
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Une réforme juste : les exemples et les analyses soulignent plutôt l’injustice, en mettant en avant les catégories pénalisées par la réforme (les carrières longues, les femmes, les petites pensions…)
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La nécessité absolue de réformer pour équilibrer le système : les économistes opposants affirment le contraire, ils sont largement relayés (cf. point suivant) tout comme la déclaration du président du COR, qui sème le doute (cf. tweet ci-dessous)
"Les dépenses de #retraites ne dérapent pas, elles sont relativement maîtrisées, dans la plupart des hypothèses, elles diminuent plutôt à terme", indique le président du Conseil d'orientation des retraites (COR) Pierre-Louis Bras.#ReformeDesRetraites #DirectAN pic.twitter.com/c6wKOjzP7U
— LCP (@LCP) January 19, 2023
- Les comparaisons européennes : on fait circuler la déclaration de l’ancien ministre suédois regrettant l’application des 65 ans (cf. tweet ci-dessous)
🇸🇪 Retraites: Karl Gustaf-Scherman, qui a porté l'âge légal à 65 ans en Suède, invite Emmanuel Macron "à ne pas recopier le même modèle" pic.twitter.com/FM1DAgaij2
— BFMTV (@BFMTV) January 22, 2023
L’argument d’une réforme inégale pour les femmes prend de l’ampleur sur Twitter
La visibilité autour du traitement inégal réservé aux femmes augmente considérablement. Le 23 janvier, le ministre Franck Riester reconnaît que, de fait, « les femmes sont pénalisées par le report de l’âge légal en retraite », ce qui provoque une nouvelle vague d’indignation sur Twitter.
D’ailleurs, avec 3 483 partages, l’article de Radio France sur la réforme des retraites pour les femmes fait partie des plus relayés. Le sujet est désormais sur la place publique.
4. Réforme des retraites sur Twitter : des économistes-influenceurs très présents
Dans ce jeu de « détricotage » permanent de tous les aspects techniques de la réforme, les économistes influenceurs opposés sont en première ligne.
Les économistes s’affrontent dans deux camps opposés :
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D’un côté, les économistes classiques, libéraux, qui considèrent que la réforme était indispensable. Leur terrain d’expression se situe plutôt dans les médias
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De l’autre, des économistes classés plutôt à gauche, qui considèrent que la réforme est une réforme injuste qui ne se justifiait pas. Dans cet affrontement des arguments, c’est le camp des opposants qui domine en termes de visibilité sur Twitter
Les économistes opposés à la réforme s’inscrivent dans une logique de « débunkage » des argumentaires officiels et sont naturellement très relayés : c’est notamment le cas de Michael Zemmour, l’économiste expert de référence du camp opposé à la réforme. L’économiste médiatique Thomas Porcher est le plus influent, sa proximité avec LFI et un nombre élevé d’abonnés (+ de 100K) le font bénéficier de très nombreux partages.
Autre signe de leur influence, un tweet citant l’économiste Gilles Raveaud figure dans le top 10 des messages les plus partagés (5 125 retweets) :
5. Retraites : une bataille de l’opinion d’ores et déjà gagnée par les opposants ?
Ce passage au crible permanent des volets techniques de la réforme possède une triple vertu pour les opposants :
1/ Chaque argument technique contredisant le discours officiel est fortement repris par les médias.
2/ Il oblige le gouvernement à jouer en défense et l’enferme dans une argumentation très technique, au risque de diluer les lignes de force de sa réforme.
3/ Il sème le doute et favorise la cristallisation de l’opinion sur les aspects suivants : la réforme est injuste pour de nombreuses catégories de Français et n’était pas indispensable
À ce stade de la contestation, la bataille de l’opinion profite davantage aux opposants : selon les derniers sondages 7 Français sur 10 sont opposés à la réforme, un chiffre en hausse depuis le 19 janvier.
Sur Twitter aussi, l’opposition a ainsi largement gagné du terrain au fil des jours, comme en témoigne les deux cartographies ci-dessus (zones mauve et orange : zones des opposants).
En guise de conclusion : quelle suite pour la mobilisation sur le terrain numérique ?
Le principal enjeu numérique pour les opposants va désormais être d’animer et d’ancrer le mouvement dans la durée (comme ce fut le cas pour la Loi Travail en 2016). Or, pour participer à cet objectif, l’apport actuel de la mobilisation numérique reste fragile :
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La bataille des arguments techniques va forcément perdre en intensité. C’est le carburant actuel de la contestation sur Twitter. Comment la mobilisation numérique alimentera-t-elle la contestation dans les prochaines semaines ?
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Aucun hashtag offensif de mobilisation ne se détache : appel au blocage, grève générale, contenus de témoignages (à l’instar du hashtag #OnVautMieuxQueCa en 2016). La pétition numérique sur change.org ne progresse que très lentement. Tout cela indique un faible engagement sur les moyens de mobilisation numérique
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Les activistes numériques (Youtubeurs engagés, créateurs de contenus et d’outils de mobilisation) ne sont guère impliqués, preuve aussi que les jeunes ne sont pas entrés de plain-pied dans cette bataille numérique
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A contrario, la population la plus impactée par la réforme est née entre 1961 et 1968. Ce n’est pas forcément la plus créative concernant les formats activistes sur les réseaux sociaux
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Enfin, on ne voit pas pour l’instant de mouvement extérieur aux syndicats et partis politiques - collectifs, coordinations - émerger sur les réseaux sociaux (comme les Gilets Jaunes en 2018, sur Facebook)
Autant de points à suivre attentivement dans les prochains jours.