Anthony Boucharel, Social Intelligence Director de We Are Social dresse les perspectives d’avenir des réseaux sociaux à travers les points suivants : la place de TikTok dans le paysage des réseaux sociaux, le dark social et l’évolution du social media chez les plus jeunes.
Le mot d’introduction d’Anthony Boucharel de We Are Social
Ce n’est un secret pour personne : les réseaux sociaux ont énormément évolué ces dernières années. Prenons quelques exemples : une des plateformes les plus utilisées du monde a été rachetée et a changé de nom, une autre a permis à la vidéo verticale de devenir le format que toutes les plateformes copient et nous pourrions continuer sur des lignes et des lignes à égrainer les preuves de cette évolution.
Mais toutes les évolutions, voire révolutions, ne se font pas sans contrepartie. À travers cette tribune, l’objectif n’est pas de décrire chaque évolution dans les moindre détails. L’objectif est de constater et de nous questionner : nous questionner sur les prochaines évolutions et imaginer la place que pourront prendre certains événements issus du social media dans les prochaines années.
Trois points, trois événements serviront d’architecture à cette réflexion : la (future) place de TikTok, la place des nouveaux territoires d’expression et du dark social dans l’industrie et enfin, l’évolution de la réputation en ligne, notamment auprès des publics les plus jeunes.
TikTok, de révolution en interdiction
Ces derniers mois ont été mouvementés pour la plateforme de ByteDance (l’entreprise chinoise propriétaire de la plateforme). Au printemps, TikTok a dû faire face à plusieurs coups durs. Tout d’abord, il y a eu l’interdiction de TikTok Lite en Europe. Cette application, basée sur une forme de troc, aurait permis aux utilisateurs de gagner des points convertibles en cartes cadeaux Amazon en échange de certaines actions, comme le visionnage de vidéos. Le régulateur européen, tête de pont sur le continent concernant les sujets liés au numérique a dit stop. Un stop motivé et justifié par l’addiction que pourrait entraîner ce type de fonctionnement, notamment auprès des jeunes utilisateurs. TikTok a aussi fait parler en France suite à son interdiction en Nouvelle Calédonie. La raison ? L’usage de TikTok aurait eu un rôle dans les violences, ce que nient les défenseurs de l’utilisation du réseau social.
Il n’y a pas que sur le sol européen que TikTok est bousculé. Aux États-Unis, le Congrès a adopté fin avril 2024 une loi pour forcer ByteDance à vendre le réseau social sous peine de voir ce dernier interdit sur le sol américain. Outre-Atlantique, TikTok est considéré comme un problème de sécurité nationale et servirait, selon les régulateurs, à espionner les utilisateurs pour le compte de la Chine.
Si ByteDance devait vendre sa plateforme pour qu’elle puisse toujours exister aux États-Unis, la loi chinoise pourrait imposer que la vente se fasse sans inclure les algorithmes de recommandation. Ce sont ces algorithmes qui sont au cœur de la puissance même de TikTok et de l’usage des audiences aujourd’hui. La recommandation et le format vertical sont les ingrédients qui ont permis à TikTok d’être un game changer et de révolutionner, voire de refaçonner, le paysage social media. Si cet algorithme venait à disparaître, ou si l’usage de TikTok venait à être interdit, quel pourrait être l’impact pour les utilisateurs et pour les marques ?
TikTok reste la seule plateforme aujourd’hui où l’organique a encore sa place, tant l’algorithme peut permettre à des contenus de dépasser les frontières des audiences acquises et de vivre pendant longtemps. Sur ce point, aucune plateforme ne peut se targuer d’être compétitive. Mais qui viendrait se disputer la part du gâteau si ce qui se passe aux États-Unis venait à arriver en Europe où la plateforme est bousculée depuis plusieurs mois ?
On peut évoquer Instagram, qui essaie de se positionner comme le concurrent numéro 1, qui a changé sa stratégie pour valoriser ses Reels et le format dynamique avant de rétropédaler devant la réaction des utilisateurs, parfois parmi les plus influents de la plateforme. On peut aussi évoquer YouTube, avec ses Shorts ou Snapchat avec ses Spotlights.
Est-ce que ces changements pourraient permettre à des outsiders de prendre une place plus importante ? BeReal par exemple, attend son heure dans l’ombre, ne séduisant pour l’instant qu’une poignée de très jeunes utilisateurs. Car les très jeunes utilisateurs sont au centre du jeu. Toutes les marques ont souhaité prendre le train TikTok en marche, avec plus ou moins de réussite, car c’est la plateforme de la GenZ. Mais cette assertion est à relativiser, tout du moins en France.
Oui TikTok est l’une des plateformes comptant le plus d’utilisateurs de 16 à 24 ans (32% au premier trimestre 2024 - Données Global Web Index). Mais Snapchat en compte 33%, X 34% et BeReal… 71%. Et si on regarde la tendance, TikTok est passé de 40% d’utilisateurs âgés de 16 à 24 ans en 2020 à 32% en 2024. La plateforme vieillit avec son audience certes, mais vieillit seule également. La part des utilisateurs âgés de 45 à 54 ans et de 55 à 64 ans a bondi de 5 et 4 points respectivement sur la même période.
La seule plateforme à voir la part des 16-24 augmenter depuis 2020 est… X (+0.5 point). Contre toute attente, malgré les critiques, les changements, les excès, la plateforme d’Elon Musk est la seule à séduire un public jeune. Est-ce que X aurait un coup à jouer si TikTok venait à disparaître ? Imaginons que la plateforme séduise avec un nouveau format venant placer ce sacro saint format vertical en grâce et qu’elle continue sur ce qui fait sa force, mais aussi une des forces de TikTok, c’est à dire le détournement, les memes, l’humour. Le tour pourrait être joué. Mais il faudra aussi compter sur Meta, qui réussit là où Elon Musk rêve : la création d’un hub à la WeChat autour de ses plateformes. Et la porte d’entrée, un jour potentiellement unique (qui sait ?) pourrait réussir à séduire les utilisateurs et les plus jeunes bien entendu. Une seule entrée pour accéder à Facebook, Whatsapp, Threads (qui a dépassé X aux Etats-Unis), Instagram, Messenger et, pourquoi pas, de nouvelles plateformes. Dans la bataille de l’attention, nerf de la guerre en social media, quel meilleur instrument qu’un seul territoire pour mener différentes actions ?
Ces éléments ne sont bien sur que des hypothèses mais soulèvent des questions que les experts de l’industrie doivent se poser afin d’anticiper les futurs mouvements des audiences et des utilisateurs car les territoires de discussion social media ne cessent d’apparaître et d’évoluer sans que ce qui s’y passe ne puisse être pleinement compris et mesuré.
Le dark social et les nouveaux territoires d’expression : l’épine dans le pied de “la compréhension des usages”
Quand on parle de nouveaux territoires, c’est à comprendre avec une définition large. Il y a les nouveaux comme BeReal, qui avancent doucement. Et les nouveaux comme Twitch, qui sont là depuis longtemps mais dont la visibilité, l’usage et la place dans les esprits n’ont cessé de grandir au fil du temps. Si on ajoute à ces plateformes les Whatsapp, Messenger, Signal, Telegram, etc. ce sont autant de plateformes que de sources de savoir.
Plus le temps avance, plus on voit que certains débats, certaines communautés se déportent vers ces plateformes où (quasi) aucun monitoring n’est possible et pour lesquelles nous n’avons qu’une idée assez floue de ce qui s’y joue réellement. On sait que ces plateformes influencent les débats, les opinions (envers un sujet, une marque, une crise, etc.) mais nous n’avons aucun moyen de mesurer et de comprendre réellement l’ampleur de cette influence. Et bien sûr, ce n’est pas exhaustif car nous pourrions également prendre en compte les canaux de diffusion sur Instagram par exemple où toutes les fonctionnalités de DM de toutes les plateformes.
Ce que l’on sait, c’est qu’il y a dans le monde environ 60 milliards de posts sur X en 1 an. Ça, c’est la partie émergée de l’iceberg. La partie immergée, c’est qu’il y a environ 100 milliards de messages échangés sur Whatsapp… par jour. Il y a donc, en social aujourd’hui, un marché noir d’informations, d’opinions, de débats. Et quand on parle de marché noir, comprenons un marché dont nous ne savons rien.
La puissance de ces canaux est pourtant impressionnante et nous le savons. Whatsapp est la deuxième plateforme la plus utilisée par les français (63%), derrière Facebook et devant Instagram (Digital Report 2024). Messenger est au pied du podium (57%) mais devance largement Snapchat, TikTok ou X. Une autre preuve qui montre à quel point notre compréhension des usages et des conversations est incomplète et repose sur le concept de majorité silencieuse. En 2020, une étude menée aux États-Unis conclut que 80% des messages publiés sur Twitter (nouvellement X) provenaient des 10% d’utilisateurs les plus actifs. Certains utilisateurs s’engagent, consomment du contenu mais ne parlent pas, ne publient pas. Mais pourtant, ils ont un avis qui n’est pas pris en compte dans les études social media classiques.
Même si les débats du moment voient dans l’IA un remède à bien des maux ou des manquements, elle ne peut être une solution à tout. La solution repose non sur l’IA mais sur l’hybridation des méthodologies afin de comprendre et écouter toutes les personnes qui sont influencées par ce qu’elles lisent ou voient sur les réseaux sociaux mais qui ne prennent pas la parole. Nous n’avons, à date, qu’une analyse très partielle de l’opinion en ligne et nous faisons, nous experts de l’industrie, comme si cette opinion prévalait alors qu’elle ne représente que les fruits présents sur les branches les plus basses d’un arbre plein.
Quid de l’intégration d’études de social listening autour d’études quantitatives ou qualitatives plus traditionnelles afin de compléter mais également de confronter les résultats. Car nous savons que les réseaux sociaux sont un prisme déformant où les expressions sont polarisées autour d’un “trop”, autour d’excès. Il est nécessaire, à l’avenir, d’inclure une vraie compréhension qualitative des comportements afin de revenir aussi à la base de ce qui les influence : la recommandation, les échanges avec des proches, etc.
Il n’y a pas que le social listening à repenser et à améliorer. La mesure de la performance social media également. Les analyses sont quasiment toutes basées sur le “combien” : combien d’engagements ? combien d’impressions ? La puissance d’une campagne ou d’un message se résume très souvent à ces seuls indicateurs. Mais qu’en est-il de l’influence réelle de ces campagnes ? Qu’en est-il de l’attention ? De la mémorisation ? De l’impact sur la considération ? Comment mesurer le cheminement entre l’exposition à un post promouvant un produit ou un service à l’achat ou à l’utilisation de ce même produit ou service ? Et là encore, seule l’hybridation peut permettre de répondre à ces questions.
Alors, que serait l’industrie si nous étions en capacité de mesurer et d’écouter toutes les conversations ? Si nous pouvions avoir connaissance de l’impact d’un vocal envoyé à un proche sur l’opinion d’un utilisateur envers une marque par exemple ? Nous aurions alors une industrie plus mature, en capacité de produire des analyses beaucoup plus fines. Nous aurions également une exhaustivité et une représentativité plus importante, permettant une vraie extrapolation des résultats.
Bien sûr, nous n’aurons jamais accès aux messages privés, aux vocaux, etc. Et c’est une chance qu’il en soit ainsi. Le respect de la vie privée reste primordial. Mais c’est pour pallier ces zones d’ombre, ces manques, que le futur doit se composer autour de l’hybridation des études. Sinon, le risque encouru est de voir une industrie se recroqueviller, en renforçant sa dépendance aux plateformes, aux API et aux informations que ces dernières veulent bien laisser filtrer. Quitte à un jour avancer puis à reculer de nouveau, comme dernièrement avec LinkedIn.
L’évolution du social media chez les plus jeunes : entre éthique et glissement de la réputation en ligne vers les individus
Il y a quelques mois, une commission d’experts français a rendu un rapport à Emmanuel Macron préconisant certaines actions pour limiter l’addiction des plus jeunes aux écrans et aux réseaux sociaux. Cette commission recommande également de se diriger vers des réseaux sociaux dit “éthiques”, comprendre des réseaux sociaux qui ne conduiraient pas à une forme d’addiction en opposition à Snapchat, TikTok ou Instagram. Parmi ces réseaux “éthiques” figurent BlueSky ou Mastodon, qui sont pour l’heure, très peu utilisés (globalement ou par les plus jeunes).
Si la question des réseaux sociaux éthiques peut laisser sourire, il y a un réel enjeu à mieux encadrer l’usage des plateformes par les plus jeunes. Au-delà des cours sur la désinformation, une notion à inculquer est celle de la réputation en ligne. Jusqu’alors, cette notion était surtout réservée aux organisations (entreprises, marques) qui voyaient à travers elle une manière de cerner l’image qu’elles renvoient en ligne auprès des utilisateurs. Néanmoins, ces dernières années, cette notion glisse de plus en plus vers les utilisateurs.
L’un des principaux exemples est celui du mouvement #Anti2010. Rentrée de septembre 2021, des cas de harcèlement auprès d’élèves de sixième spécifiquement apparaissent et trouvent un écho national. Leur origine ? La réputation en ligne des élèves nés en 2010. Ils seraient réputés pour être des “cancers”, notamment sur des jeux comme Fortnite où leur façon de jouer viendrait nuire à l’expérience d’utilisateurs plus âgés. Du digital au réel il n’y a qu’un pas et cette réputation acquise en ligne se retrouve dans la cour de récréation.
Autre exemple, celui des comptes “fisha”. Ces comptes ont connu un boom au moment des confinements de 2020. Le principe est le suivant : “afficher” des personnes, notamment des jeunes filles, à travers des images à caractère sexuel ou dégradantes. Ces comptes sont créés à l’échelle d’un département, d’une ville ou d’un établissement scolaire et font partie des leviers utilisés dans de nombreux cas de cyberharcèlement. Certains de ces comptes sont même à l’origine d’agressions réelles, comme ce fût le cas pour la jeune Samara à Montpellier il y a quelques semaines.
Ces éléments montrent à quel point la réputation en ligne est désormais constitutive de la vie des plus jeunes et de l’image qu’ils renvoient à l’extérieur. La réputation en ligne a donc amorcé un virage important, en devant une composante de la reconnaissance de plus en plus présente auprès des plus jeunes utilisateurs des réseaux sociaux.
La réputation était également très présente à travers les doubles comptes utilisés par certains jeunes utilisateurs, notamment sur Instagram. Un compte privé, sous un pseudonyme, pour partager sa vie à ses amis et un compte public, plus lisse, à destination de la famille.
Il est légitime de penser que la notion de réputation continuera de prendre une place de plus en plus importante, à la fois dans les débats autour de la régulation des plateformes notamment pour les utilisateurs de la GenZ et de la Gen Alpha mais également dans les usages de ces cohortes démographiques. Les plateformes ont un rôle à jouer encore plus fort que celui qu’elles jouent actuellement : elles sont le premier rempart aux contenus qui peuvent offenser une personne et dégrader son image et sa réputation. Est-ce que les notes réputationnelles, mises en avant dans un épisode de Black Mirror pourraient trouver une quelconque résonance dans la vraie vie ? Si on tire le fil et que l’on adopte une position extrême, nous pouvons penser qu’à l’avenir, ce côté fictionnel pourrait bien se retrouver dans la réalité.
Une réflexion à mener sans barrière
De manière générale, et pour conclure ce développement qui ne représente qu’une infime partie des questions et hypothèses que l’on peut émettre au sujet des réseaux sociaux, il est intéressant de voir que le champ de réflexion reste vaste. Il est aussi nécessaire, pour les différents acteurs de l’industrie, d’acter un changement dans les pratiques pour suivre les virages réalisés par les plateformes et les audiences de manière à anticiper au mieux les comportements à venir en ne se mettant aucune barrière dans les réflexions, les débats et les idées qui pourront permettre de mieux accompagner ces évolutions.