Nous accueillons cette semaine, sur le blog de Visibrain, Thierry Herrant, consultant et enseignant en communication publique à Sciences Po Paris, afin d’analyser l’impact numérique de l’émission “La France face à la guerre”, diffusée lundi 14 mars sur TF1.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, la campagne présidentielle est comme vitrifiée. L’effet de sidération qu’a produit le conflit a évidemment eu aussi une grande influence sur l’activité numérique d’un réseau comme Twitter, dont le volet politique s’est largement focalisé sur l’événement.
La guerre s’installant et la décrue des messages directement liés à la guerre étant amorcée, la focalisation de l’attention tend à s’étendre du conflit lui-même à ses multiples conséquences géopolitiques, économiques, sociales et environnementales. La guerre aux portes de l’Europe rebat les cartes de la présidentielle française.
La campagne redémarre, mais d’une autre manière, avec des angles nouveaux car les différents volets programmatiques de la campagne présidentielle se trouvent modifiés par le conflit. Quelle stratégie militaire dans les prochaines années ? Quel impact direct sur notre pouvoir d’achat ? Quelles conséquences pour notre souveraineté énergétique ? Quel accueil pour les réfugiés ukrainiens ?
Autant de questions et bien d’autres évoquées dans l’émission « La France face à la guerre » le 14 mars dernier sur TF1, où huit candidats étaient interrogés sur les conséquences de la guerre en Ukraine sur les Français, sur leurs propositions et leur vision de la France. L’émission présentait enfin un autre intérêt politique, c’était l’entrée en lice du Président-candidat.
Influence de l’Ukraine, entrée en campagne du candidat Macron : nous avons analysé la façon dont l’émission a fait réagir sur Twitter à partir du sujet de veille « Présidentielle 2022 », qui regroupe tous les messages mentionnant les candidats et les principaux mots-clés de la campagne. De cette observation, trois grands enseignements se dégagent.
« Face à la guerre » sur TF1 : un format classique peu propice à l’engagement sur les réseaux sociaux
Une mobilisation numérique surtout militante durant l’émission
L’émission « Face à la guerre » a fait l’objet de nombreuses critiques regrettant l’absence de débat, la longue succession un peu fastidieuse de candidats peu poussés dans leurs retranchements. En résumé, un format très classique et peu spectaculaire, ce qui est souvent synonyme de peu d’engagement sur les réseaux sociaux.
Au bilan, l’émission réalise un score correct en termes d’audience : 4,2 millions de téléspectateurs en moyenne (avec un pic d’audience de 5,2 millions à 21h02) soit selon le site Pure medias, « le meilleur score pour une émission politique en prime time depuis le début de la campagne, toutes chaînes confondues ». Le hashtag #FaceALaGuerreTF1 a généré pendant l’émission quelques 188 000 messages en provenance de 33 000 utilisateurs uniques. Niveau peu élevé mais pas indigne non plus si on compare ce chiffre à celui du débat Zemmour / Pécresse le 10 mars dernier – aux antipodes en terme format – qui avait généré près de 216 000 messages.
Tandis que l’audience tendait à décroître tout au long de l’émission, le volume de messages est lui resté à peu près constant. Si l’on ajoute le poids des nombreux hashtags militants accompagnant l’émission et les top tweets de la soirée, on peut assez naturellement en conclure que deux communautés militantes numériques ressortent tout particulièrement du lot, celles d’Éric Zemmour et de Jean-Luc Mélenchon.
En revanche, ni Marine Le Pen ni les candidats de gauche n’arrivent à occuper le terrain numérique de façon structurée, ce qui s’explique par deux constats :
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Premier constat, le siphonage numérique par Zemmour des militants RN - comme c’est le cas aussi pour les militants fillonnistes - les plus actifs a fragilisé Marine Le Pen qui, par ailleurs considère que ses priorités de conquête électorale se réalisent à travers d’autres canaux plus classiques, la TV notamment
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Seconde raison : la gauche a délaissé la bataille numérique depuis plusieurs années déjà et elle en paie le prix aujourd’hui, avec une très grande difficulté à donner de l’écho à ses messages. En résumé, la mobilisation numérique pour la présidentielle sur Twitter se joue essentiellement entre La France Insoumise et Reconquête, chacun dans son couloir
Philippe Poutou et Fabien Roussel se démarquent sur Twitter pendant l’émission
Deux faits plus anecdotiques à noter :
- Le message le plus partagé est celui d’un candidat non présent à l’émission, produit par Philippe Poutou qui déplore de ne pas avoir été convié à défendre ses convictions dans ce débat
- Le pic de messages le plus élevé lors de l’émission #FaceALaGuerreTF1 est le fait de Fabien Roussel, suite à sa punchline “La station d’essence, c’est le seul endroit où on tient le pistolet et où on se fait braquer”. Un des rares moments d’animation de l’émission qui a fait réagir les téléspectateurs internautes
La guerre en Ukraine modifie la hiérarchie des thématiques de campagne sur Twitter
Nous avons identifié trois grandes thématiques, en leur associant des mots-clés, qui correspondent aujourd’hui à des préoccupations fortes des Français : la crise sociale (pouvoir d’achat, inflation… autrement dit ce qui concerne les conditions de vie), la crise identitaire (sécurité, immigration…), la crise environnementale (climat, énergie…).
Jusqu’au début du conflit ukrainien, la thématique identitaire (sécurité, immigration..) dominait largement les expressions numériques de cette campagne présidentielle, expressions poussées notamment par une mobilisation numérique puissante du candidat Zemmour. On voit apparaitre avec cette émission un début de retournement de hiérarchie avec une nette prédominance des thématiques environnementales (climat, énergie) et sociales (pouvoir d’achat, conditions de vie) :
- Thématique Identitaire : 24 656 messages
- Thématique Sociale : 42 433 messages
- Thématique Environnementale : 43 292 messages
De nombreuses thématiques prennent en effet une tout autre dimension à l’aune de la crise ukrainienne : l’augmentation brutale du coût de la vie par exemple ou encore sujet du nucléaire évidemment central à la fois pour des raisons de sécurité – que ferait-on si un missile visait une centrale ? – et d’indépendance/souveraineté énergétique.
Ces thématiques sociales et environnementales remises à l’agenda sous un angle nouveau ont été très largement portées par la communauté numérique du candidat Mélenchon, très active sur de nombreux thèmes traités dans l’émission : retraites, planification écologique, souveraineté énergétique, blocage des prix.
A l’inverse, on voit ici les limites de la stratégie de communication d’Éric Zemmour dans ce contexte de guerre en Ukraine : celle-ci prive le candidat de son principal carburant de campagne, à savoir l’immigration qui constitue depuis plusieurs mois le fil conducteur de sa campagne. Faute d’aspérités réelles pour déployer son discours anti-immigration, la thématique identitaire figure en retrait dans cette émission, le candidat d’extrême-droite dominant nettement moins le jeu, avec une mobilisation numérique en retrait. Et en ayant fait le choix ce soir-là sur TF1 de ne pas parler des questions environnementales (rien sur le nucléaire et l’énergie) et peu du social, l’empreinte numérique d’Éric Zemmour sur ces deux thématiques est in fine quasi-inexistante.
« Face à la guerre » sur TF1 : le Président-candidat Macron impose son tempo dans un format taillé pour lui, y compris sur Twitter
Ce format d’émission était taillé pour le chef de l’Etat, lequel a affirmé ne pas vouloir débattre avec ses adversaires avant le premier tour. L’absence de débat lui a permis de se placer au-dessus de la mêlée sans se mettre en danger, tout en étant toujours cité en référence dans le débat. Les messages mentionnant Emmanuel Macron arrivent ainsi en tête par rapport à ceux sur les autres candidats présents à l’émission (91 000 messages), suivi par Éric Zemmour (52 000 messages) et loin derrière Jean-Luc Mélenchon (25 000 messages).
Mais c’est surtout sur le choix des thématiques que le chef de l’Etat parvient à imposer son agenda. Durant l’émission, le thème des retraites, traité autour de la proposition de « retraite à 65 ans » et par conséquent commenté par tous les candidats, est celui qui a suscité le plus de réactions et commentaires. Idem pour le nucléaire.
S’interrogeant sur les choix de communication du Président, le journal l’Opinion du 16 mars faisait le constat suivant, sous la plume de Nathalie Segaunes : “Il faut que ça pique, que ça clive, que les pro et les anti s’opposent pour organiser la discussion autour du Président. Emmanuel Macron ne veut pas d’un débat avec ses adversaires, mais d’une confrontation autour de ce qu’il propose”. L’émission Face à la guerre de TF1 constitue une illustration parfaite de cette stratégie d’agenda-setting.